Le manga, très populaire en France, est une porte d'entrée vers certains pans de l'histoire japonaise, plutôt méconnue en Europe. Edouard Kamykowska dédie toute un atelier conférence sur ce thème le jeudi 1er février, à l'Occasion Café de Reims (Marne).
Difficile de ne pas avoir entendu parler des mangas. Les horreurs de la guerre menée par le Japon sur l'océan Pacifique et l'Asie de l'Est et du Sud-Est, elles, sont un peu plus confidentielles (contrairement à celles survenues en Europe). Pourtant, elles sont directement à l'origine des plus grands titres de mangas.
Edouard Kamykowska vient de soutenir son mémoire devant l'Université de Reims-Champagne-Ardenne (Urca). Il l'a consacré à la représentation des catastrophes dans les mangas. Les mangas consacrés aux séismes ont augmenté après celui de Kobe en 1995. Et ne parlons pas de ceux consécutifs à l'accident nucléaire de Fukushima en 2011. L'auteur connaît donc son sujet. Et organise, pour vulgariser l'histoire nippone, un atelier conférence à l'Occasion Café de Reims (Marne), le jeudi 1er février 2024.
Ouvert en 2020 par Érick Canneaux, l'endroit est un troisième lieu, où 25 personnes peuvent se détendre mais aussi apprendre. Ainsi, y sont organisés régulièrement des cafés philo (dont on a déjà parlé) tout comme des soirées jeux de société, des ateliers d'œnologie, etc. Mais revenons à nos mangas avec Edouard Kamykowska, décrit par le patron du café comme "un gros consommateur de mangas, quelqu'un de motivé. Comme il a beaucoup travaillé sur ce sujet, il voulait valoriser, vulgariser son travail."
Aux origines du manga : la guerre du Japon impérialiste
"Il y a beaucoup de choses que j'aimerais transmettre", énonce le jeune historien. "Mais ce ne sera pas un simple cours magistral : je n'en ai pas envie. Je vais transmettre des savoirs en réponse aux questions, et passer plus de temps sur certains points si nécessaire. Je vais voir si les clichés persistent."
"Je vais parler de la genèse du manga moderne." C'est à dire le traumatisme né de la guerre du Pacifique, entre 1941 et 1945. Mais se limiter à la guerre avec les Alliés occidentaux (États-Unis et puissances coloniales) est un premier cliché. "C'est un piège. Il faut inclure la Chine aussi, qui était une grosse zone de combats pour l'armée japonaise. Actuellement, l'historiographie parle plutôt d'Asie-Pacifique." Le massacre de Nankin, l'ancienne capitale chinoise, en fut un épisode aussi atroce qu'emblématique. Les Femmes de réconfort également (communes également à la Corée du Sud pourtant aujourd'hui alliée du Japon, ce qui empoisonne encore aujourd'hui les relations diplomatiques de cette région du monde).
C'est toute une période méconnue dans les cours d'histoire enseignés en France.
Edouard Kamykowska, jeune historien
"C'est toute une période méconnue dans les cours d'histoire enseignés en France. Je fais référence au phénomène des kamikazes, aux bombardements meurtriers, au fanatisme des troupes japonaises." Pourtant, il en découle "les grands scénarios de mangas lus tous les jours. On retrouve l'absence du père dans Dragon Ball, My Hero Academia, ou One Piece. Ils sont issus du traumatisme de la guerre." Edouard Kamykowska cite aussi les fameux grands monstres, comme Godzilla. "Un bon gros lézard radioactif." La référence à Hiroshima et Nagasaki est évidente.
Le jeune historien compte surfer sur les idées préconçues, les clichés qu'on se fait en Europe du conflit, pour alimenter son propos. "Vous parliez de guerre du Pacifique. C'est une expression américaine. Pareil pour les kamikazes : ce mot n'existe même pas en tant que tel pour désigner les pilotes japonais. Il y en avait aussi dans l'armée de terre. Ces attaques d'un soldat seul contre tous étaient sous les ordres d'officiers. Dans l'armée impériale, on parlait d''honorable effacement..." Quel euphémisme.
"Cette esthétisation de la mort chez le kamikaze, ça fait un grand effet psychologique chez les Marines américains. La première attaque a eu un impact psychologique considérable. Mais il faut savoir que 25% des attaques touchent le navire. C'est très peu. Le pilote meurt dans tous les cas : les sièges éjectables sont retirés pour gagner du poids. Pour les bombes. Et le pilote, dans 85% des cas, c'était un jeune étudiant de l'université. De la chair à canon. Qui est esthétisée." Un poème fait de cette jeunesse sacrifiée autant de "fleurs de cerisiers" qui tombent au gré du vent. Au Japon, les kamikazes se nomment tokkotai : littéralement une unité d'attaque spéciale "constituée par le vice-amiral Onishi".
Science, esprit du mal, et défaite de l'adulte
Ces enseignements sur la réalité du théâtre Asie-Pacifique sont édifiants. Mais ne sont que des prolégomènes amenant Edouard Kamykowska au cœur de son propos. "La science a battu la morale militaire : bombe atomique, bombardements au napalm, armements inférieurs à ceux des Américains. Un soldat japonais avait un simple fusil à verrou comme armement standard. Contre un fusil M1 Garand avec huit cartouches qui pouvaient tirer en semi-automatique. La puissance de feu était démultipliée par la technologie... Elle a plié les Japonais."
"Le premier manga considéré comme moderne, c'est Astroboy. Un petit robot qui fonctionne à la pile atomique et qui sauve le monde." On passe d'une énergie nucléaire qui a tout détruit, à une force bienveillante et sauveuse. "On change de paradigme. La morale sauvait le peuple japonais face à la 'décadence occidentale'. Mais la science a détruit le Japon malgré la morale. Donc la morale est inférieure à la science, et c'est la science qui va sauver le Japon d'après-guerre. La science est un objet scénaristique omniprésent dans les mangas." Mais elle n'est pas la panacée. Comme dans le manga (il y a aussi un film) Nausicaa et la Vallée du vent, de Miyazaki. "On y voit la folie de l'Homme à travers les sciences, via la pollution qui en découle."
Les gros monstres comme Godzilla sont ce qu'on appelle des kaiju. "Ils évoquent le destin d'un Japon militariste qui se tourne vers la paix. Les mangas d'après-guerre sont une ode à la paix, au pacifisme, à l'Humanité. Ce sont des auteurs qui ont connu la guerre étant jeunes."
"Dans Gunnm [Alita; NDLR], le personnage découvre qu'elle est une ancienne guerrière battue, rabaissée. Elle est contrainte à une dualité, guerrière et pacifiste. Chaque personnage qui a une tendance à l'autodestruction, entre ces deux facettes, a toujours un nom à consonance japonaise." La transparence est évidente. "On retrouve aussi cette dualité dans Zipang [œuvre évoquée par Alterhis dans notre article sur Paris téléportée au Moyen Âge : un navire de guerre japonais (pacifiste) du XXIe se retrouve téléporté en pleine Seconde Guerre mondiale, son équipage hésite alors entre laisser le Japon perdre à nouveau la guerre et devenir pacifiste ou alors utiliser son armement moderne au risque de bouleverser l'histoire; ndlr]."
Le shonen, genre de manga, se caractérise par un jeune héros naïf mais courageux, qui se fixe un grand objectif à atteindre avec son groupe d'amis. Mais rarement par des adultes, et surtout pas par une figure paternelle. "Tout remonte encore à la guerre. Les pères étaient absents car ils étaient au front. Quand ils sont revenus, ils ont eu la honte de la défaite. Elle est restée. Les anciens vétérans ne parlaient pas de ce qu'ils avaient vécu." Mais on leur doit des mangas. "Ils ne voulaient pas en parler, mais dans leurs mangas, ils ont dénoncé l'horreur de la guerre." La crise économique japonaise des années 90 voit aussi la figure paternelle s'effacer. "Dans Black Lagoon, qui n'est certes pas un shonen, le père du héros est toujours occupé avec ses affaires. Et quand on le voit, il ne lit que des journaux."
On a à apprendre des mangas
One Piece est une quintessence des observations d'Edouard Kamykowska. "C'est excellent. Ça parle de politique et de géopolitique. De catastrophes naturelles et de pollution. D'un pays tel le Japon qui se replie sur lui-même. Énormément de valeurs y sont traduites, sous-jacentes des thématiques japonaises." La force de l'amitié, par exemple, au même titre que le très européen Harry Potter.
Cela tombe plutôt bien, puisqu'en France, deuxième pays du manga, on adore ce manga. Et on en trouve bien d'autres à foison (merci les privatisations audiovisuelles des années 80 qui ont entraîné la diffusion d'animés japonais, Albator ou Goldorak prélude à un véritable engouement pour les mangas dont ils sont issus). Les plus jeunes peuvent même acquérir des mangas avec leur pass culture (ce qui avait fait grincer des dents quelques figures réactionnaires).
Le manga ouvre des portes.
Edouard Kamykowska, jeune historien
"Il y a tellement de choix... On peut tout trouver. Il y a une seconde lecture avec le manga. Au-delà d'un objet de divertissement, c'est un objet qui transmet. De plus, lire des mangas n'empêche pas de lire des romans. Ce n'est pas excluant, au contraire. Cela ouvre des portes. Beaucoup de mangas sont tirés de romans."
Le manga se décline sous de multiples formes, adaptations, collections. Même la Bible, un manuel d'histoire économique du Japon servant de support pédagogique dans les ministères, ou encore le Capital de Marx ont été concernés. Dernière transposition en manga : Le Dit du Genji. Chef d'œuvre de la littérature romanesque nippone (le premier du genre), écrite par les femmes de la cour impériale du XIe siècle.