L’association le Cri des Lumières organise jusqu’au 27 mai 2023 une exposition qui retrace quarante ans de travail d’Igor Mukhin au château de Lunéville. Depuis les années 80, le photographe russe a été témoin des grandes mutations de son pays. Rarement exposés en Occident, ses clichés témoignent d’une société complexe, où l’absurde côtoie la tendresse et la folie.
Derrière lui se devine le printemps à Moscou. Les arbres se couvrent de fleurs, le soleil lézarde les murs. Sur l’écran du smartphone, Igor Mukhin porte de discrètes lunettes à montures noires. Crâne rasé, regard bleu acier. Il nous répond en marchant, passe d’un parc à une rue plus animée : "c’est le premier vrai jour de printemps aujourd’hui. Il fait doux, plus de 20 degrés".
Je ne sais pas si la photo doit documenter la vie à Moscou aujourd'hui, où la vie semble continuer de manière imperturbable... c'est une question d'éthique !
Igor Mukhin, photographe russe
La capitale russe est le berceau du photographe. Lorsqu’on lui demande s’il envisage de la quitter, il répond qu’il a beaucoup aimé les résidences de travail qu’il a passées à Paris et Vienne, mais qu’il "n’est pas un candidat à l’émigration". Aujourd’hui "la Russie est divisée en deux, entre ceux qui partent, et ceux qui restent. Même s’il y aurait des raisons de quitter le pays, ma vie est à Moscou, mon travail aussi". S’il évite soigneusement d’évoquer frontalement le pouvoir russe actuel, il reconnait sans détour qu’il y a bien un conflit en cours, qui replonge la population dans une période trouble "qui risque de durer mais qui passera, sans doute".
L’artiste a déjà vécu plusieurs vies, de petits boulots soviétiques en travaux commerciaux, qui lui ont permis de constituer une œuvre magistrale, reconnue par ses pairs, mais quasi inconnue en dehors de son pays. Né en 1961, Igor Mukhin a vingt ans lorsqu’il assiste à l’émergence de la contre-culture moscovite. Il s’immerge complètement, fréquente les premiers concerts organisés dans des appartements, se fait accepter des musiciens et des artistes qui le laissent prendre des clichés : 800 pellicules par an !
S’il vend parfois ses tirages sous le manteau, il conserve son boulot de veilleur de nuit. Le photographe baigne dans ce monde "de gens un peu bizarres" qui pensent souvent qu’avec son appareil il doit certainement être de la police ou du KGB…
Une époque révolue qui vit encore
Igor Mukhin livre volontiers mille anecdotes sur les années 80 : "pour se procurer des disques ou des vêtements occidentaux, toutes ces choses interdites, il y avait un système très organisé à Moscou. Il fallait se rendre sur la place des trois gares. Là, quelqu’un qui était habillé en métallo nous disait quel train de banlieue il fallait prendre, et on y allait sans connaître la destination finale ! Ensuite, dans ce train, un autre nous disait où descendre, et là encore, souvent au milieu de nulle part, on devait marcher pour se retrouver dans une forêt ou des champs… parfois plus d’une centaine de personnes se retrouvait pour échanger des cassettes, des copies de magazines occidentaux ou des fringues".
A l’heure d’internet et du streaming, l’histoire peut prêter à sourire, mais à l’époque ce marché de la débrouille pouvait conduire en prison, à se faire expulser de l’université ou de son logement. La famille et les proches pouvaient également devenir des victimes collatérales.
L’artiste s’est cultivé ainsi "car il n’existait aucun accès officiel aux livres et aux films de l’Ouest. On devait compter sur ceux qui avaient la chance de pouvoir s’y rendre, qui faisaient des photos des livres sur place, et les recopiaient ici après avoir développé les pellicules. Il n’y a que comme ça qu’on pouvait lire Kafka ! En 1988, un ami avait réussi à avoir des cassettes vidéo des films de Fassbinder. Il m’a laissé les regarder pendant des jours dans son appartement. Je ne comprenais pas la langue, mais j’étais fasciné".
Igor Mukhin documente la vie underground soviétique comme aucun autre photographe russe de l’époque. Il tente alors de dresser le portrait de ses contemporains. Il saisit à l’entrée du métro Viktor Tsoï, le plus célèbre rockeur rouge. Muni de son Leica, il assiste également à l’effondrement de l’URSS en 1991. Il photographie les années Eltsine, faites de chaos, de liberté et de misères. Surtout, il documente les aspirations de la jeunesse moscovite, qui constituent une grande partie des tirages exposés à Lunéville. Des fêtes urbaines, des baignades à la campagne, des motards en bande…
Igor Mukhin livre une vision brute des événements, mais il avertit : "la photo est une illusion. Elle a sa propre réalité, elle ne peut jamais refléter fidèlement une situation. Je pense qu’il y a un contrat tacite entre l’auteur et son sujet. Dans ce contrat, le sujet doit accepter de se laisser approcher, sans ça rien n’est possible. Et en ce moment, tout est revenu à zéro, ce contrat est caduque". L’artiste, qui a attendu de nombreuses années la reconnaissance officielle de son travail par la société russe, va même plus loin : "c’est une question d’éthique, je ne sais pas s’il faut photographier aujourd’hui. Je ne sais pas si la photo, qui est une documentation de l'instant, de l'actualité, doit documenter la vie à Moscou aujourd'hui, où la vie semble continuer de manière imperturbable…".
Moscou, le berceau d'Igor Mukhin
Dans les années 2000, Igor Mukhin a photographié les manifestations du parti national-bolchévique à Moscou, avec l’écrivain Edouard Limonov en tête. Un temps tolérés, les membres de cette organisation ont été pourchassés par les autorités, de même que la plupart des opposants de l’époque.
L’éditeur parisien Olivier Marchesi a rencontré Igor Mukhin lorsqu’il a habité dans la capitale russe entre 2014 et 2017. Il a aidé le géant moscovite à montrer son travail à l’étranger, en organisant une exposition à l’espace Robert Doisneau à Paris. Il a aussi publié son travail dans plusieurs ouvrages. Il estime que si le photographe peut encore montrer son travail en Russie, "il n’est pas pour autant adoubé par les autorités". Igor Mukhin conserve un regard de chroniqueur social et historique, même si dans la Russie actuelle le public pour son travail n'est plus forcément au rendez-vous .
Lorsqu'on l'interroge sur ses projets et ses perspectives, le géant russe sourit tristement : "je donne des cours à mes étudiants, et je m’occupe de ma datcha". Les temps ne sont pas à la photo : "depuis les évènements politiques récents Moscou n’est plus prête à se laisser photographier… c’est d’ailleurs un gros problème pour mes étudiants et mes collègues, ils n’arrivent pas à trouver de sujets sur lesquels travailler, de points d’appui sur lesquels lancer un projet…".
A 62 ans, Igor Mukhin enseigne dans deux écoles moscovites, dont la célèbre école Rodtchenko de photographie et d'art multimédia. Difficile de ne pas tenter une comparaison entre le plus célèbre photographe russe, Alexandre Rodtchenko, et la situation actuelle.
Dans les années 30, celui qui était également peintre et designer voit ses amis constructivistes disparaitre les uns après les autres, suicidés, emprisonnés ou assassinés par la police politique de Staline. Rodtchenko continue néanmoins à travailler, mais en peinture il retourne à la figuration, et il n’accepte plus que des travaux alimentaires en photographie. La portée novatrice de son travail, qui a inspiré des générations d’artistes après lui, est mise à l’étouffoir. Question de survie.
Au fil de la discussion, nous évoquons la rétrospective du photographe américain d’origine russe Elliot Erwitt au Musée Maillol à Paris. Igor Mukhin connait son œuvre par cœur. Même si un océan les sépare, le Moscovite se sent proche de la star US : "son travail de documentaliste m’est familier. Les photographes sont des préservateurs du temps… j’aime regarder les photos d'époque de différents endroits, voir des personnes que je n’ai jamais vues. En regardant une photo d’Elliott Erwitt je pense à ma famille, je me demande par exemple ce que mon père faisait au même moment à l'autre bout du monde".
Igor Mukhin se destine désormais à ses étudiants, qu’ils comparent à "une mer d’énergie positive". Il déplore l’impasse dans laquelle la jeunesse russe actuelle est plongée, mais "si la société subit des tensions, elles ne peuvent pas paralyser les jeunes, parce qu’ils sont à une étape de leur vie où on veut crier qu’on existe". Il pense, il espère une livre qui résume toute son œuvre. Pas comme un testament, mais comme l’œil qui regarde le monde depuis Moscou, et parle à toute la planète.
L’exposition d’Igor Mukhin, "Générations, de l’URSS à la nouvelle Russie" se visite du mercredi au dimanche de 14h à 17h au château de Lunéville jusqu’au 27 mai 2023, dans la galerie du Cri des Lumières.
(avec Veronika Bolshakova)