Encore ancrée dans l’acier mais de plus en plus banlieue-dortoir du Grand-Duché, la vallée de la Fensch est un territoire en mutation. Elle se cherche un futur sur fond de changements sociologiques profonds.

Les tempes ont blanchi, ses traits sont marqués par les feux continus et par trente ans de syndicalisme actif. Mais sa détermination reste intacte. Dix ans après le début de la lutte pour maintenir la filière liquide, et après un mandat unique de député européen (comme il l’avait annoncé dès son élection),  Edouard Martin continue à se battre pour le développement de la sidérurgie dans la vallée de la Fensch.

A la présidence d’une association nommée BRIDGE (Bâtir le Renouveau Industriel sur la Démocratie et le Génie Ecologique), il milite pour réconcilier écologie et industrie: "je ne comprends pas que dans la campagne municipale, aucun candidat ne porte les enjeux de la sidérurgie de demain sur la place publique. Comme s’ils avaient tourné la page, comme s’ils avaient renoncé… pourtant l’acier laminé dans la vallée est un produit d’excellence, et d’avenir !".

Son espoir : qu’ArcelorMittal, et avec lui les autres groupes sidérurgiques européens investissent massivement dans les dispositifs de rupture technologique, à l’instar du suédois SSAB, qui prévoit de produire de l’acier complètement décarboné en 2050 au plus tard. "On pourrait ainsi faire d’un haut fourneau un site expérimental dans la vallée, construire une centrale à hydrogène pour remplacer le charbon et remplacer les emplois qui seront perdus si la cokerie ferme prochainement, et ainsi redonner de l’activité à toute la vallée" explique l'ancien sidérurgiste.

Jusqu’à présent, son appel n’a reçu aucun écho. Silence dans la vallée. Les hauts fourneaux se dressent toujours fièrement, mais ils sont morts, hors d’usage. La cokerie de Serémange va fermer. 3000 sidérurgistes travaillent encore l’acier, pour en faire des rails ou de la tôle de carrosserie. A peine 10% des effectifs de 1990.

A la forge

Avec l’arrêt des hauts fourneaux d’Hayange, le berceau de la sidérurgie lorraine a perdu de son prestige. Mais le métal fait toujours vivre de nombreux sous-traitants, et quelques artisans le travaillent encore. Le dernier forgeron de la vallée, Franck Wittmann, s’est installé à Florange il y a 12 ans.Il conçoit et fabrique des meubles, des aménagements intérieurs et extérieurs, des escaliers ou des gardes-corps. Il aurait pu reprendre l'entreprise familiale de négoce de métaux mais il a choisi sa propre voie: "Mes clients sont surtout des travailleurs frontaliers, parce que je fais tout à la main, alors ça chiffre vite. Ils ont un bon pouvoir d’achat, ils me font vivre, je ne le cache pas, mais il faut avoir les reins solides pour tenir une boîte ici avec la concurrence du Luxembourg, où les impôts et taxes sur les sociétés sont trois fois moins lourdes". L’artisan d’art s’accroche, il a des projets dans la vallée, "mais je ne peux pas en dire plus pour l’instant" glisse-t-il malicieusement.

A la ferraille

Dans la vallée de l’acier, la ferraille aussi vaut de l’or. Xavier Wittmann, lointain cousin de Franck, est le plus important marchand de métaux du coin. Installée entre l’autoroute vers le Luxembourg et les usines sidérurgiques, son entreprise est connue de tous les récupérateurs de métaux de la vallée, et même au-delà.Le matin à l’ouverture ou à 13 heures, les camionnettes font la queue jusque sur la route. Dans leurs bennes, des métaux divers, que Xavier Wittmann et ses fils trient selon leurs types, leur état, et leurs valeurs : "j’ai grandi là-dedans, mon grand-père et mon père l’ont fait avant moi". La ferraille a fait leur fortune, même si le chef d’entreprise refuse de révéler son chiffre d’affaires. Il consent seulement à révéler son capital : un million d’euros : "on remplit des semi-remorques de ferrailles, qui sont ensuite expédiées dans les aciéries électriques, au Luxembourg ou dans la région".

Selon nos informations, la ferraille pour les fours électriques se vend jusqu’à 300 euros la tonne. Xavier Wittmann en livre plusieurs centaines par mois, et au total, 1200 tonnes de métaux divers passent chaque mois sur sa balance. Lui aussi peste contre le Luxembourg : "là-bas, ils paient encore en liquide alors qu’en France c’est interdit désormais, seulement par chèque ou virement », c’est une concurrence déloyale pour nous".
L’économie du Luxembourg déstabilise le nord de la Lorraine, dont la vallée de la Fensch. Taux d’imposition des sociétés, charges sociales, salaires et avantages plus élevés établissent de fait une concurrence déloyale entre les territoires. Les entreprises ont tout intérêt à s’installer derrière la frontière, même pour travailler en France. Elles aspirent les meilleurs talents. La Lorraine forme, le Luxembourg emploie : quand le Grand Est crée un emploi, le Grand Duché en crée 100.

Le faire

Les bénévoles de l’association "Le Berceau du faire" ont bien conscience de l’enjeu. Ils luttent chaque jour pour limiter les effets néfastes de la présence du Luxembourg sur le quotidien des habitants de la Fensch. Ils créent des espaces de gratuité, pour donner/échanger/prendre. Ils animent des ateliers avec des jeunes des villes de la vallée. "Elle s’est endormie, bercée par le Luxembourg : les frontaliers partent le matin et rentrent le soir, ils ne vivent pas sur place. Nous on est né ici, et on a envie de développer nos projets ici" explique Christophe André, le président de l’association.L’une des activités qui leur tient à cœur, c’est la cuisine végétale, sans viande. Ils organisent des ateliers afin de populariser leurs recettes, et ont mis sur la route un food truck 100% végétal depuis août 2018. Il stationne hebdomadairement à Algrange à la belle saison, "parce que l’hiver avec le froid dehors, les gens s’arrêtent seulement pour commander et s’en vont avec leurs plats. Nous on veut à chaque fois créer un moment et un espace de discussions, c’est donc pour ça qu’on préfère l’été" sourit Christophe.
Ils peuvent servir une quarantaine de repas, "pas plus, on n’est pas une usine, on fait les choses à notre rythme" selon Sophie Pierrat, membre de l’association et futur salariée, si tout va bien. L’association, qui compte une vingtaine de bénévoles actifs et revendique 130 membres, est en train d’aménager son futur local, mis à disposition par la mairie. "On vient de le repeindre, mais on a dû quémander de la peinture seau après seau, je ne suis pas sûr que la mairie comprenne vraiment ce qu’on fait" se désole Christophe.
Pourtant l’association tisse des liens précieux entre les frontaliers pressés, et ceux qui ont une vie moins facile :"la moitié de ceux qui s’arrêtent au food truck ne sont pas forcément vegan, ils ont juste faim ou apprécient nos recettes, mais tout le monde discute et c’est ce qu’on veut". Tarifs imbattables : 5 euros le plat, 4 le sandwich, "avec des produits bio au maximum, et si possible des environs". Des prix adaptés à la vallée. Leur nouveau local se trouve dans l’ancien économat de la Société Métallurgique de Knutange :"on sait d’où on vient, on ne l’oubliera pas. Mais on regarde devant nous".
 "La vallée des anges", c'est ainsi que beaucoup de Lorrains appellent la vallée de la Fensch. Ce surnom vient du suffixe "ange" qui termine le nom de la plupart des villes de lavallée : Serémange, Knutange, Florange... Ce suffixe vient de la francisation des noms allemands des communes, revenues dans la République en 1918 après l'annexion allemande de 1870 de la Moselle et de l'Alsace.
Ainsi "Algringen" est devenue "Algrange", "Ückingen" est devenue "Uckange" etc. Aujourd'hui l'usage de la langue allemande a disparu dans la vallée, mais on la parlait encore couramment dans les années 70, notamment à Algrange, "le petit Berlin", où avaient afflué pendant l’annexion plusieurs milliers d’Allemands de Rhénanie-Palatinat notamment, pour travailler dans les mines et la sidérurgie, mais aussi pour tenir les commerces dont avait besoin cette population en plein essor.
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