En tournée française pendant trois mois, le chanteur donne trois concerts en Lorraine, à Nancy, Vittel et Meisenthal. D’origine yéniche, il revient pour nous sur ce que représentent ses racines.
Nous l’avions rencontré au Luxembourg, à l’Atelier le 8 février 2019. En tournée avec la fanfare balkano-suisse Traktorkestar, le chanteur revisitait ses tubes à la sauce cuivrée, matinée d’accents de "ländlermusik", la musique traditionnelle helvétique.
Stephan Eicher venait de participer à "Yéniche sounds", un documentaire de 90 minutes des réalisatrices suisses Martina Rieder et Karoline Arn qui interrogeait à la fois les origines yéniches du chanteur, mais aussi celles de ce peuple méconnu, pourtant présent en larges communautés aussi bien en Suisse qu’en Allemagne, en Autriche, en Alsace et… en Lorraine.
Dans ce document poignant, les réalisatrices témoignent de l’apport culturel de cette communauté reconnue comme une minorité nationale en Suisse, mais dont l’histoire est tragique à plusieurs points de vue. Reconnue pour ses nombreux musiciens talentueux, dont le père de Stephan Eicher lui-même, la communauté yéniche de Suisse a subi de multiples persécutions, en raison de son mode de vie jugé marginal et asocial. De nombreux cas de placements d’enfants yéniches dans des orphelinats, et même de stérilisations forcées ont été documentés, et sont évoqués dans le film. Il aura fallu attendre le 6 juin 1986 pour que la Confédération suisse, par la voix de son président Alphons Egli, présente officiellement des excuses au peuple yéniche.
Cette histoire révoltante explique la réticence de Stephan Eicher lui-même à parler de ses origines : "j’étais un peu contre au départ l’idée de participer à ce film, parce que j’en avais discuté avec mon père pour savoir s’il avait envie de parler de l’histoire de notre famille, et la première fois qu’on lui a posé la question, il n’a rien dit… même pas non ! A cause de cette douleur familiale".
Je n'ai pas à être quiconque ni à devenir quoi que ce soit
Proverbe yéniche
Mais le musicien a finalement accepté, et ne le regrette pas : "mon frère Erich est allé fouiller dans les archives et il remonte le fil de notre histoire, qui est commune avec celles de beaucoup de familles yéniches. On a pris les enfants pour séparer les familles, et briser la culture, le voyage. C’est une des raisons qui ont poussé mes parents à quitter les Grisons dans les années 60".
L'artiste a pris conscience progressivement de son identité yéniche : "mon père et mon oncle, notamment quand ils avaient un peu bu, ils parlaient une langue que je ne comprenais pas… Quand on faisait de la musique ensemble, mon père et moi, ça restait mystérieux ces origines. Même cette interview que je vous donne, je le fais un peu en reculant parce que ça reste une histoire douloureuse et troublante pour beaucoup de Yéniches en Suisse".
Un peuple européen méconnu... et persécuté
Les origines mêmes du peuple yéniche ne sont pas scientifiquement définies. Le chanteur suisse a sa propre idée, celle de populations jetées sur les routes par la guerre ou les épidémies au Moyen-âge, et forcées de survivre par leurs propres moyens en dehors des villes.
Mais plusieurs autres hypothèses ont été émises par les historiens. Toutes s’accordent sur le fait que les Yéniches ne font pas parties de la grande famille des Roms, des Tziganes ou des Manouches dont les origines sont indiennes. S’ils ont été assimilés à eux c’est en raison de leurs modes de vie, notamment nomade mais pas exclusivement, et aussi en raison des métiers traditionnels qu’ils partageaient avec les Manouches parfois, comme le remoulage, la vannerie ou la récupération des métaux et des chiffons.
De plus, la langue yéniche est distincte des autres langues des voyageurs européens, même si elle emprunte parfois au rom et... au yiddish ! Le nombre de Yéniches reste très mal connu, et les études sur ce peuple très peu nombreuses. Parce qu’ils ont souffert des persécutions de la part des autres populations qu’ils rencontraient, ils ont la réputation de rester secrets et discrets, "une obligation pour survivre quand on sait qu’ils ont été massacrés par les nazis" explique un spécialiste des Yéniches.
Leur mauvaise réputation persiste encore aujourd’hui dans de nombreuses villes en Lorraine, associée à un mode de vie fantasmé : les Yéniches ne vivent quasiment plus en communauté fermée. La pratique de la langue se perd, même si les spécialistes estiment qu’elle pourrait être devenue un cryptolecte, une langue utilisée pour ne pas être compris des autres, des non Yéniches.
En Lorraine, plusieurs milliers de personnes ont des origines yéniches, revendiquées… ou ignorées. Beaucoup de noms courants en Meurthe-et-Moselle et en Moselle comme Remetter, Meckes ou Wittmann sont des noms de famille yéniche.
Lora Yéniche est sans doute la seule artiste lorraine issue de ce peuple à revendiquer ses origines, comme elle l’explique à Yoann Rodier, journaliste à France 3 Lorraine, dans cette interview.
Tout comme les Manouches ou les Gitans, les Yéniches souffrent toujours de la difficulté à pouvoir se défendre eux-mêmes contre les persécutions qu’ils subissent. A la différence des Manouches qui trouvent des relais en France pour revendiquer leurs droits, notamment associatifs et militants, les Yéniches qui revendiquent aujourd’hui leur mode de vie ne disposent d’aucun soutien de la sorte. Encore trop souvent considérés comme faisant partie du lumpenprolétariat, ils n’aspirent pas à la lumière médiatique, même si un cinéaste, Jean-Charles Hue leur a consacré deux fictions, avec des acteurs qui jouaient leurs propres rôles. Il s’agit encore d’une exception rare, car comme le résume le proverbe yéniche : "je n'ai pas à être quiconque ni à devenir quoi que ce soit".
Stephan Eicher est en concert le jeudi 2 février 2023 à Nancy (salle Poirel), le vendredi 3 février à Vittel (Palais des Congrès) et le samedi 4 février à Meisenthal (Halle Verrière).