Particulièrement touché par le passage de la tempête Lothar le 26 décembre 1999, le massif de Haye renait peu à peu. Depuis 2017, la création d’une réserve biologique intégrale permet à 86 hectares de forêts d'évoluer librement, sans aucune intervention humaine.
Le sentier plonge à gauche du gros charme "qui n’est pas un charme" plaisante Catherine Cluzeau, responsable environnement pour l’ONF Grand Est. Le matériel de prise de vues est entassé dans le coffre du petit 4x4 de la fonctionnaire, pour nous approcher au plus près du cœur de la réserve, mais nous préférons progresser à pied.
De chaque côté du sentier, envahi ça et là, par la forêt libérée, les premiers indices visuels de la présence de la réserve apparaissent.
Voyage au cœur du sombre. Des arbres morts en grand nombre. Une impression de fouillis, bien loin de celle qui se dégage d’une forêt "gérée", claire et nettoyée. Nous nous enfonçons dans un petit vallon, invisible depuis le sentier. Le ciel bleu perce au-dessus des arbres, mais, au sol, la luminosité décline. Sa faible présence dégage les premières couleurs de la réserve, de grandes variétés de bruns profonds, le noir des bois morts mais aussi toutes les nuances de vert des feuilles et des mousses.
"Ici nous n’avons rien dégagé, les troncs des arbres abattus par la tempête sont toujours là": c’est le principe premier de la réserve biologique intégrale. "On ne fait plus d’exploitation, du coup, la forêt a des allures de taillis, qui va se clairsemer au fil des années, quand les espèces conquérantes auront pris le dessus", décrypte la responsable environnement.
Harpes
Alignés comme des cercueils, couverts d'une mousse vert vif, ces bois morts respirent pourtant de vie, "ils sont devenus un refuge pour les amphibiens, les insectes, les champignons, les plantes", explique Catherine Cluzeau.
Laissés sur place, certains grands arbres abattus par la tempête Lothar ne sont pas complètement déracinés. De mystérieuses "harpes" ont poussé à la verticale sur leurs troncs: "le terme biologique c’est réitération traumatique : ce qui aurait pu être des branches repart comme de nouveaux arbres. Celles qui sont proches des racines ont de grandes chances de pouvoir se développer".
L'oeil de la spécialiste nous guide: "on voit déjà le futur peuplement se dessiner, pas encore complètement, parce que vingt ans ce n’est pas beaucoup dans la vie d’une forêt. Il faudra attendre une cinquantaine, voire une centaine d’années avant de retrouver une forêt qui ressemble à celle d’avant la tempête", mais "on voit des petits hêtres, des chênes, et aussi des érables planes, sycomores, champêtres, et même des frênes et des alisiers blancs… C’est une forêt très dense avec beaucoup de concurrence entre les espèces, on verra qui prend le dessus, mais on constate déjà qu’il y a plus de diversité qu’avant la tempête".
Chandelles
En limite nord de la réserve se dressent encore quelques chandelles: "les restes d’un arbre qui s’est cassé sous l’effet de la tempête mais qui tient encore debout. C’est un phénomène très rare dans les forêts gérées, là on peut en voir un qui est déjà bien décomposé, avec des trous de nourrissage de pics, d’autres faits par des insectes… On y trouve aussi des chauves-souris, les oiseaux peuvent y nicher", explique Catherine Cluzeau, pour qui "les chandelles se révèlent des supports très intéressants pour la biodiversité liée aux bois morts. Ce sont des éléments très importants des réserves intégrales".
Ouverte à la chasse
En dehors du sentier qui la traverse, la réserve de 86 hectares est interdite aux promeneurs.
Notre présence est encadrée, mais exceptionnelle. Certains défendent l’idée d’une réserve ouverte à tous, "surtout quand on sait que les chasseurs peuvent y pénétrer… Difficile d’expliquer aux promeneurs qu’on ne veut pas d’eux, mais qu’on peut venir y tuer du gibier" grimace Jean-Luc Dupouey, chercheur à l’INRAE de Champenoux, spécialiste de phytoécologie forestière. Catherine Cluzeau confirme que la chasse aux cerfs, chevreuils et sangliers est autorisée dans la réserve "pour réguler les populations et limiter leur impact dans le milieu". Celle au petit gibier est interdite.
Le scientifique Jean-Luc Dupouey connaît bien les réserves intégrales, mais estime qu’il est difficile d’en tirer des enseignements, même vingt ans après : "on manque de moyens pour l’étudier, de recul aussi, car vingt ans à l’échelle d’une forêt qui peut vivre mille ans, ce n’est rien du tout. On peut constater que le hêtre prend le pas sur le chêne, c’est une espèce conquérante. Problème : il a une valeur moindre que le chêne, qui était privilégié jusque-là dans les forêts gérées…"
Dans le contexte du changement climatique, le chercheur confirme l’intérêt de la présence de bois morts dans les forêts, "un arbre c’est 50% de carbone, quand il est piégé à l’intérieur, c’est autant de CO2 en moins dans l’atmosphère".
Dans ses recherches, Jean-Luc Dupouey met à l'épreuve les notions de vie et de mort des arbres, qui seraient relatives : "c’est une question complexe, car des études montrent que certaines espèces ont la capacité de se régénérer indéfiniment". Certains arbres seraient donc immortels… Un défi à l’imaginaire humain.
Extension
Les bienfaits de la réserve sur la biodiversité sont tels que certains, comme l’association de valorisation et de défense de la forêt de Haye, voudrait l’étendre et la développer : "nous aimerions que la RBI s’agrandisse en incorporant les parcelles alentours, mais aussi qu’on en crée une autre plus au nord, au-delà de l’autoroute A31 qui coupe le massif de Haye en deux".
Pierre Lecomte, son secrétaire, nous emmène à quelques kilomètres de là, à Messein, dans la forêt des Roches.
Son association a réussi à convaincre le maire de la localité de sanctuariser une vingtaine d’hectares communaux qui devaient être exploités : "nous avions repéré que des arbres avaient été marqués pour être abattus, de même que des traces au sol qui préparaient l’arrivée des engins".
Plusieurs réunions plus tard, le premier magistrat de la ville a été convaincu de renoncer aux revenus de la forêt afin de permettre à celle-ci de vivre une autre vie, non gérée.
L'association demande "le changement de statut de la forêt, pour en faire un ilot de sénescence avec une évolution libre pendant trente ans et la création d’une obligation réelle environnementale qui permettra de la protéger concrètement". Le projet n’est pas encore validé, mais déjà, l’association voudrait l’étendre "aux communes environnantes qui pourraient s’en inspirer pour protéger une partie de leurs forêts communales".
En rebroussant chemin, nous rencontrons un couple de randonneurs, habitués des lieux.
Pierre Lecomte leur remet une carte de la forêt de Haye, et les informe de la démarche visant à protéger la forêt des Roches, remarquable par sa falaise, ses nombreuses espèces d’arbres et la diversité de sa faune. Le couple de retraités est sensible aux arguments, car il trouve "la forêt très belle, même s’il faudrait la nettoyer un peu des arbres qui ne servent à rien, et enlever les bois morts aussi".
Le militant associatif leur sourit, imperturbable.