Gaz lacrymogènes, coups de matraques, grenade de désencerclement… Sur les plages et même dans les communes de la côte, riverains et associations assistent à des scènes de violences qui se multiplient entre migrants et représentants de l’autorité publique.
Ces derniers temps sur les côtes de la Manche, associations et riverains assistent, impuissants, à de plus en plus d’affrontements violents entre migrants et forces de l'ordre. Cette semaine, à trois reprises, les échauffourées ont pris des proportions inhabituelles, avec une dizaine de voitures caillassées suite à un départ avorté.
Sur une vidéo filmée par une habitante de Grand-Fort-Philippe, on a un aperçu de ces événements. On y voit un groupe d’hommes se diriger vers le front de mer, à quatre heures du matin. Des gaz lacrymogènes les éloignent une première fois, puis une grenade de désencerclement est lancée par les forces de l’ordre.
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“Les coups de matraques, les gazages, les crevaisons de bateaux… Ce n’est pas nouveau”, déplore Salomé Bahri, coordinatrice de l’association d’aide aux exilés Utopia 56 à Grande-Synthe. “Ce qui est nouveau, c’est la récurrence et l’intensité des violences.” Et les dégradations qui touchent les riverains.
Une escalade des tensions qui fait peur
Sony Clinquart, le maire de Grand-Fort-Philippe parle de "guérilla urbaine" : "Il faut que ça s'arrête, l'urgence dure depuis des années sur tout le littoral". Les habitants commencent à voir leur quotidien perturbé. "Il y a un ras le bol. Je suis le garant de la sécurité de mes administrés et actuellement, ce n'est pas possible d'avoir de la sérénité."
Ça nous stresse, on a peur que ça dégénère. C'est normal que ces gens deviennent agressifs : on les empêche de vivre, de faire ce qu’ils veulent, donc forcément ils vont devenir de plus en plus méchants.
Pierre-Mariehabitant de Grand-Fort-Philippe
Les plages du secteur sont en effet de plus en plus prisées par les migrants, qui s'y retrouvent pour embarquer à bord de small boats – ces embarcations précaires utilisées pour gagner les côtes anglaises. “On voit de plus en plus de tentatives de traversées du côté de Grand-Fort-Philippe et de Petit-Fort-Philippe, les deux plages situées de part et d’autre du canal de l’Aa”, explique Salomé Bahri. “Et les violences qu’on voit sur ces plages, c’est l’équivalent de ce qui se passe sur toutes les plages du littoral”, affirme-t-elle.
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Pierre-Marie, un habitant du coin, fait état “de cris, de hurlements, d'explosions", au beau milieu de la nuit. "Ça nous stresse, on a peur que ça dégénère", affirme-t-il. Pourtant, il dit "comprendre" les migrants : "C'est normal que ces gens deviennent agressifs : on les empêche de vivre, de faire ce qu’ils veulent, donc forcément ils vont devenir de plus en plus méchants”, estime l'homme.
"Des cris, des hurlements, des explosions"
Comme lui, le voisinage s’inquiète de ce climat délétère. Josette, affirme que la situation lui fait "très mal au cœur". "Malheureusement, sur Grand-Fort-Philippe, ça devient chaud. La dernière fois, devant chez moi, ils mettaient le bateau à l'eau et ils caillassaient les flics qui essayaient de les en empêcher", raconte la sexagénaire.
Désormais, l’agitation gagne également les abords des habitations qui ne sont pas directement en bord de plage. Sous ses fenêtres, ce mardi 13 août, Andy, un habitant de Grand-Fort-Philippe, a été témoin d’un affrontement entre une cinquantaine de personnes migrantes et les forces de l’ordre. Les premiers voulaient récupérer un bateau, déposé par un passeur, dans cette rue discrète.
Avant, il n’y avait pas de problème de violences : les migrants venaient juste chercher le matériel et ils repartaient. Il n’y avait pas de riposte des CRS dans le village.
Andyhabitant de Grand-Fort-Philippe
"Les tensions ont augmenté d'un cran", constate-t-il. “Avant, il n’y avait pas de problème de violences : [les migrants, ndlr] venaient juste chercher le matériel et ils repartaient”, raconte ce riverain. “Mais il n’y avait pas d’agressions et de riposte des CRS dans le village. Je pense que ça se passait plutôt sur le front de mer.”
Certains craignent des émeutes similaires à celles qui se déroulent outre-Manche. "La population monte en tension aussi, ça perturbe la vie de la ville", affirme un habitant qui souhaite rester anonyme.
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Côté associatif aussi, cette violence quotidienne effraie. “On a peur pour les personnes exilées et pour les personnes solidaires qui travaillent dans l’associatif”, affirme Salomé Bahri. La bénévole d'Utopia 56 dresse le constat que de plus en plus de personnes reviennent de leurs tentatives de traversée de la Manche “blessées, en état de choc et en sentant le gaz lacrymo”.
Même les bénévoles subissent des violences : lors d’une maraude, vendredi 2 août, vers 3 heures du matin, deux membres d’Utopia 56 affirment avoir été agressés physiquement par la police. Tous les deux auraient été mis en joue, plaqués contre le volant de leur voiture et invectivés par les forces de l’ordre.
De plus en plus de tentatives de traversées
De surcroît, selon les acteurs associatifs, cette répression accrue des traversées, à l'origine des violences, n’aurait aucun effet. “Ils vont quand même essayer de passer car il n’y a rien qui les retient ici : ces personnes ne sont pas accueillies ou prises en charge”, explique Salomé Bahri. La jeune femme rappelle que les migrants sont au bout de leur parcours migratoire lorsqu’ils arrivent sur nos côtes. Leur objectif : arriver au Royaume-Uni. Et ils ne vont pas reculer dans cette dernière ligne droite.
“On veut juste partir d’ici”, nous raconte Ahmed, un jeune homme migrant qui vit sur le camp de Grande-Synthe. “Mais la police vient avec les gaz, ils te tapent.” Pour lui, c’est ce qui explique les tensions recrudescentes entre les forces de l’ordre et les personnes migrantes. Malgré quatre tentatives de traversées qui ont échoué, Ahmed n'a pas l'intention d'arrêter d'essayer de rejoindre l'Angleterre.
Les coups de matraques, les gazages, les crevaisons de bateaux… Ce n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau, c’est la récurrence et l’intensité des violences.
Salomé Bahricoordinatrice d'Utopia 56 à Grande-Synthe
Une répression inefficace
“Les forces de l’ordre affirment qu’elles sauvent des vies, mais ce n’est pas vrai”, assène la représentante associative. “Ce n’est pas en les gazant et les matraquant qu’on va leur faire comprendre que c’est dangereux. Utiliser la violence, ce n’est pas sauver des vies.” Pour preuve, les chiffres des traversées ne diminuent pas – au contraire. Quant au nombre de morts en mer, il ne cesse d’augmenter.
Depuis le début de l’année 2024, 25 migrants sont morts en essayant de traverser, dont onze en un mois. Beaucoup plus que sur toute l’année passée : en 2023, douze migrants ont perdu la vie et quatre ont disparu.
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Selon Utopia 56, la répression policière pousse les exilés à la précipitation au moment des départs, ce qui rend leur voyage encore plus périlleux, en raison du manque de préparation. “Le fait que les traversées soient de plus en plus dangereuses, qu’il y ait de plus en plus de décès et que sur les camps les situations d’évacuations se multiplient, ça crée un climat de plus en plus violent”, estime Salomé Bahri.
Ce n’est pas en les gazant et les matraquant qu’on va leur faire comprendre que c’est dangereux. Utiliser la violence, ce n’est pas sauver des vies.
Salomé Bahricoordinatrice d'Utopia 56 à Grande-Synthe
Pour Utopia 56, la solution réside davantage dans une politique d’accueil digne des personnes exilées que dans la répression. “Si les personnes pouvaient faire des demandes d’asile ici, avoir accès à des droits fondamentaux, peut-être qu’elles essaieraient moins de traverser et de risquer leur vie”, souligne Salomé Bahri.
Malgré leurs interpellations, tweets et courriers à l’adresse des institutions et des élus locaux, les travailleurs humanitaires ne voient pas d’issue à la situation de chaos actuelle. “On n’a pas de réponse, on est tout seuls. Les personnes exilées tout comme les associations sont abandonnées”. Tandis que le climat violent s’amplifie de jour en jour.
Avec Léo Marron