Témoignage. "On s’apprêtait à aller se coucher, et puis on a tambouriné très fort à la porte" : 80 ans après, elle raconte le massacre d'Ascq

Publié le Écrit par Léa Fournier

À l’époque du massacre d’Ascq le 1er avril 1944, elle avait 22 ans. Johanna Treneul, 102 ans aujourd'hui, raconte cette nuit d’horreur qu’elle a vécu. Un témoignage émouvant et précis, délivré, les larmes aux yeux, à France 3 Hauts-de-France.

"Cette nuit-là, on ne s’attendait à rien parce que Ascq était un petit village bien tranquille. [Ma mère, ma sœur et moi, ndlr], on s’apprêtait à aller se coucher. Et puis, on a tambouriné si fort à la porte, qu’on se demandait ce que c’était bien sûr. Et alors avec insistance, parce qu’on n’allait pas assez vite."

À 102 ans, Johanna Treneul se souvient de cette nuit du 1er au 2 avril 1944. Depuis le mois de mai 1940, la région lilloise est occupée par les Allemands. À l'époque, Ascq est un bourg rural qui compte 3 500 habitants, situé à proximité de la ligne de chemin de fer entre Lille et Bruxelles. La résistance s'y organise à partir de 1943.

"On est allés ouvrir : des soldats allemands. Stupéfaction. Ils n’ont pas demandé pour rentrer, ils sont entrés de façon brutale. En cherchant partout, même au bord de la cave, du jardin. En criant, en criant… En ayant même de la mousse aux lèvres. C'était incroyable, ça faisait peur. On se demandait ce qui nous arrivait", décrit-elle.

Une nuit de terreur

"Maman et moi, on parlait un peu flamand alors, on comprenait qu’il cherchait les hommes. Mon beau-père n’était pas là, il était dans le centre de la France pour son travail. Il n’y avait que ma mère, ma sœur et moi. Ils cherchaient partout, ils cassaient les verrous qui étaient durs. Ils voulaient nous emmener. On a cru naïvement que c’était pour servir d’interprètes ? Maman dit, 'il faut que je prenne ma clé, je ne peux pas laisser la porte comme ça', donc on est allées chercher la clé. Et quand on est revenues, ils étaient partis."

Il y en avait au milieu de la route qui tiraient sur les fenêtres de l’étage.

Johanna Treneul

survivante du massacre d'Ascq

"Juste à côté de chez nous, il y avait une famille. Il y avait le père et le fils, et les Allemands ne sont pas rentrés chez eux. Alors que chez moi, ils sont rentrés deux fois. Ils ont été sauvés grâce à ça : c’était désordonné, pas programmé. Ils sont venus à l’aveuglette. Mon autre voisin, qui avait été prisonnier et qui s’était évadé, était chez lui. On avait creusé la cloison de la cave pour que sa femme puisse venir avec nous en cas de bombardement. Et alors il nous dit, 'allez ouvrir votre grenier, parce que je vais passer'. C’était pour descendre de fenêtre en fenêtre, passer par l’arrière des maisons, jusqu’à arriver chez ses beaux-parents. C’est comme ça qu’il a été sauvé."

Cloitrés de peur, personne ne sort de chez soi

"Alors, je vais ouvrir la fenêtre dans le grenier. Et j’entends des pétarades, des clameurs. Je redescends et je dis : il se passe quelque chose d’extraordinaire, se souvient-elle, les larmes aux yeux et la voix qui tremble. Il y avait d’autres soldats au milieu de la route qui mitraillaient dans les fenêtres de l’étage. Une balle a fait une trajectoire jusqu’au plafond et est tombée juste devant moi… J’ai eu une nouvelle peur à ce moment-là. Après, ils sont partis."

"Ce n'était que de la peur. Une peur, ne sachant pas tout. Car dans la nuit, on ne savait pas ce qu’il se passait. Sinon, on aurait eu encore plus peur. Là, on a eu peur de leur brutalité, de leurs cris, du fait qu’ils étaient là. Au fur et à mesure, cette peur s’est amplifiée. Parce que justement, quand on a eu connaissance de tous ces gens qui sont morts…"

Au total, le massacre d'Ascq fait 86 victimes, âgées de 15 à 74 ans.

"À 6 heures du matin, on n’avait pas dormi de la nuit bien sûr. On était bouleversées. Sur le moment, on est un peu figé de peur, on n’a pas la compréhension de la chose, ça nous dépasse. On ne savait pas encore ce qu’il s’était passé, l’ampleur du massacre. On ne pouvait pas se figurer ça bien sûr. On pensait que les hommes étaient emmenés pour qu’ils travaillent sur le rail ou quelque chose…"

"Je pensais à mon fiancé"

"On ne mettait plus le nez dehors et on n’avait pas de contact, avec personne. Donc au petit matin, Maman vient dans la chambre et nous dit 'mon Dieu, un tel a été tué', un tout proche voisin. C’est donc très tôt, au matin, qu’on a su que les hommes avaient été tués. On ne savait pas trop comment ni combien. On apprenait de bouche-à-oreille, d’une maison à l’autre, qu'un tel était parti, qu'un tel n’était pas revenu… Une fois que j’ai su pour mes voisins, ces gens que je connaissais fort bien… Ça fait mal."

"Je pensais à mon fiancé bien sûr. Il devait venir manger avec nous le midi, alors il ne fallait pas qu’il vienne, naturellement. Il était résistant depuis 1943, donc sans papiers. J’ai fait toute une lettre à mon fiancé." Le fils de Johanna nous lit alors un extrait. 

C’est d’une main tremblante que je te fais ces quelques notes pour te dire que tu ne viennes pas cette après-midi. Il y a eu cette nuit un véritable carnage à Ascq. (...) Surtout, ne viens pas mon chéri, j’ai pensé à toi toute la nuit. J’espère te voir demain soir, si la situation est rétablie. Je te demande d’avoir une pensée pour toutes les victimes, et une pour moi.

Johanna Treneul

extrait de la lettre écrite le jour du massacre à son fiancé

"Je fais cette lettre. Mais il fallait la porter à Lambersart, poursuit Johanna. Je n’avais pas de papiers parce que j’étais belge à l’époque. Ma mère est allée jusqu’à Lille porter la lettre à une grand-mère qui l’a portée à Lambersart, pour qu’il ne vienne pas manger le midi. C’était déjà un bon point, on était soulagées."

Ce matin-là, les soldats allemands sont revenus. "Ils sont repassés dans les rues où ils avaient emmené des hommes. Ils ramassaient leurs douilles et les jetaient en ricanant. Ils étaient encore dans le même état d’esprit…"

Partout où ils avaient donné un coup de fusil, ils les achevaient par un coup de revolver.

Johanna Treneul

survivante du massacre d'Ascq

"Devant chez moi, rue du Maréchal Foch, il y a toute une rangée de petites maisons : on appelait ça Les Cheminots car elles étaient habitées par des cheminots. Et là, il y avait énormément de personnes qui ont été emmenées… Au moins une personne par maison, quelques fois deux", explique-t-elle.

"En face, il y avait Edouard L. Je ne sais pas si on croit au miracle, mais enfin… Il est tombé à la fraction de seconde, et ils l’ont cru mort. Il est resté au sol, faisant le mort. Partout où ils [les soldats allemands, ndlr] avaient donné un coup de fusil, ils achevaient les gens par un coup de revolver. Lui, par chance, il a reçu un coup de pied. Alors, ils l’ont cru mort. Il est resté comme ça, parmi ces cadavres, de gens qu’il connaissait. On se connaissait tous dans un petit village comme ça, c’est sûr."

Ce n’est pas ça la guerre. La guerre, c’est des armes contre des armes. Ce n’est pas ça. Ça, c’était un massacre.

Johanna Treneul

survivante du massacre d'Ascq

"Le train est parti vers 13 heures 30. Et l’après-midi, tous les hommes qui restaient valides ont mis tous les corps dans une école. J’y suis allée. Ça n’était pas beau à voir…, confie-t-elle, la voix brisée et les yeux humides. Il y avait des jeunes, par exemple, encore figés. Un monsieur qui avait la lèvre relevée, parce que les soldats lui avaient pris sa dent en or. J’ai voulu y aller quand même…"

"Quatre-vingt six personnes qui n’avaient rien fait, qui ont été massacrées. Ce n’est pas ça la guerre. La guerre, c’est des armes contre des armes. Ce n’est pas ça. Ça, c’était un massacre."

Avec Léo Marron / FTV

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