Grâce à la lecture des sols samariens, Pierre Antoine, géologue au CNRS, a pu reconstituer le paysage de la vallée de la Somme, ainsi que son climat durant plusieurs périodes préhistoriques. Retour sur les raisons qui font de la région, une terre de référence pour l'étude des relations entre l'homme et son environnement depuis plus de 650 000 ans.
"C'est l'un des systèmes les mieux datés en Europe", affirme Pierre Antoine, lors d'une conférence sur la Somme des préhistoires au musée de Picardie, le 11 juillet dernier. Géologue au CNRS, il travaille sur l'évolution de la morphologie de la vallée de la Somme.
"Quand j'ai commencé, il n'y avait aucune datation dans la vallée de la Somme", poursuit-il. En effet, les datations sont très récentes, mais le territoire a toujours intéressé les chercheurs.
Le conférencier du musée de Picardie mentionne ainsi Jacques Boucher de Perthes et ses découvertes à Abbeville : "il savait qu'en s'associant avec des géologues, on pourrait démontrer que l'homme a vécu dans des temps anciens avec des animaux disparus".
Déplacer des rivières
La vallée de la Somme, aujourd'hui petite, a été beaucoup plus étendue, regroupant de multiples canaux lors de périodes glaciaires. L'alternance cyclique de périodes froides (glacières) et de périodes tempérées (interglaciaires), comme celle dans laquelle nous nous trouvons actuellement, occasionne une évolution du paysage que Pierre Antoine, chercheur au CNRS a contribué à reconstituer.
En ce moment, le fleuve est plutôt calme et lent, mais lors de l'installation des périodes glaciaires, qui reviennent globalement tous les 100 000 ans et durent 50 à 600 000 ans, les sols qui ne sont plus protégés par la végétation, sont emportés par la puissance du cours d'eau lors des épisodes de fonte des glaces, se déposent au fond du lit et déplacent la rive d'un côté.
De façon cyclique, le lit de la Somme s'enfonce de 5 mètres par phase de transition vers la période glaciaire. Quand s'installe la période glaciaire, le sol glacé en permanence (pergélisol) est nu et couvert de poussières appelées loess. Lors des tempêtes, les grands vents, vont transporter cette poussière sur de grandes distances.
Ce phénomène occasionne la formation d'un escalier dans le paysage de la vallée. Chaque période de 100 000 ans qui voit se succéder une courte période tempérée et une longue période glaciaire avec, entre deux, une période de transition, marque une marche de ce grand escalier. En parallèle, le plateau continental sur lequel nous nous trouvons se surélève légèrement - seulement 55 mètres sur 1 million d'années - favorisant la formation de chaque marche. Le déplacement des loess, pendant les périodes glaciaires, ajoute des couches de dépôts sur les bords des rives, adoucissant le passage d'une marche à l'autre.
Aujourd'hui, le plateau le plus haut de cet escalier correspond à la zone de la ferme de Grâce, près de l'autoroute A16. C'est donc là que l'on peut espérer trouver les plus anciens sites archéologiques de notre territoire. La terrasse de la cathédrale, elle, fait partie des plus basses de la ville ; elle renferme les sites de la précédente période tempérée, il y a 120 000 ans environ. Le paysage s'est presque immobilisé depuis 10 000 ans, moment où a commencé notre actuelle période tempérée et où la Somme s'est stabilisée au niveau où on la trouve actuellement.
Lire l'histoire géoclimatique dans la pierre
Grâce aux coupes d'incision verticales dans les sols de la Somme, on peut dater les sédiments présents sur les différentes strates et déterminer à quelle période les cours d'eau étaient sur un territoire précis, mais aussi quelle température il faisait.
Le géologue Pierre Antoine a réussi à reconstituer le trajet des cours d'eau (Somme et affluents) dans les différents quartiers de la ville d'Amiens à partir de ses analyses. "On a à peu près toutes les configurations de dépôt qui correspondent aux différentes conditions climatiques et tout ça plus ou moins au même endroit, associé avec des gisements préhistoriques. Ça en fait un peu un musée à ciel ouvert pour ces questions-là", racontait le géologue avec passion.
Visible au jardin archéologique de Saint-Acheul par exemple, ce genre de coupe dans le sol permet de constater des tranches claires, composées principalement de coquilles de mollusques broyées qui forment le calcaire. Il atteste de la présence d'un milieu aquatique à cet endroit. Une fois le courant déplacé, les sols qui viennent recouvrir le lit du canal, sont plus marron. Eux, sont davantage composés de végétaux.
Le chercheur cite ainsi Victor Commont, un instituteur qui était le premier à réaliser des tracés de profils en longs des terrasses de la Somme dès 1911. "Nous avons vérifié, il y a quelques années, sur la coupe de Saint-Acheul et c'étaient des tracés très précis".
Des découvertes rendues difficiles par la bétonisation
Grâce à l'étude du sol, il est possible de faire encore aujourd'hui des découvertes exceptionnelles. En 2019, l'équipe de Pierre Antoine a retrouvé des bifaces (outils du Paléolithique ancien) de presque 700 000 ans sur le site de Moulin Quignon à Abbeville. Les préhistoriens ont aussi découvert des statuettes féminines datant de 27 000 ans sur le site de Renancourt à Amiens. "Il n'y a que quelques sites en Europe où l'on fait de telles découvertes. Cela se compte sur les doigts d'une main", indiquait le chercheur.
Le professeur Pierre Antoine raconte avec émotions les fouilles qu'il a pu diriger et ce qu'elles ont apporté. Il alerte cependant sur le fait que le sol samarien est potentiellement plein de surprises qu'on ne pourrait peut-être pas découvrir à cause de l'urbanisation.
Il raconte d'abord la construction de l'autoroute A16 sur la terrasse la plus élevée de l'escalier formé par le temps. Pour être sûrs de ne pas passer à côté d'une découverte majeure, archéologues et géologues ont pu obtenir de faire des fouilles sur le tracé de l'autoroute avant le début des travaux. Ils n'ont pas trouvé d'objet, mais la présence de craie sous le sol permet d'établir la présence d'un large cours d'eau, il y a un million d'années, à cet endroit. En revanche, désormais, il ne sera plus possible d'approfondir les recherches sur cette zone.
Le géologue évoque aussi des recherches plus anciennes dans la carrière de Longpré-les-Corps-Saints, en inactivité depuis plusieurs années. "Après notre passage, elle est devenue une déchetterie à ciel ouvert et pour se relancer dans des recherches à cet endroit-là, il faudrait énormément de travail", se désole le chercheur.
Il tempère tout de même après sa présentation : "la loi protège quand même pas mal les fouilles maintenant." Le Code du patrimoine prévoit que des sondages ou des fouilles archéologiques préventives puissent être ordonnées par le préfet en amont de travaux pour déterminer s'il y a des sites archéologiques dans la zone qui va être construite et les documenter si besoin avant leur destruction. Le processus peut parfois conduire l'aménageur à modifier son projet.
Pierre Antoine, aux côtés d'autres préhistoriens, suit actuellement les fouilles sur le trajet du Canal Seine-Nord Europe qui livre - et livrera - de nouvelles découvertes archéologiques faisant progresser notre connaissance de nos lointains prédécesseurs.