Ratonnades, chasse aux dealers, tags et tracts nazis… Ces faits récents interrogent sur la montée en puissance de groupes d’ultradroite. À Rouen (Seine-Maritime), ces groupuscules sont de plus en plus présents, comme partout en France. Enquête.
Mercredi 6 décembre 2023, le groupuscule d'ultradroite Division Martel - qui avait notamment projeté d'attaquer des supporters maghrébins en marge du Mondial 2022 de foot - a été dissous en Conseil des ministres.
Une annonce faite par le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin sur son compte X (ex Twitter). "Ce groupuscule incite à la violence et à la haine raciale. Il n'a pas sa place dans notre République", écrit-il.
Le groupement de fait « Division Martel » a été dissous ce matin en conseil des ministres, conformément aux instructions du Président de la République. Comme le détaille le décret que j’ai présenté, ce groupuscule incite à la violence et à la haine raciale. Il n’a pas sa place… pic.twitter.com/Y7ItFDcqgp
— Gérald DARMANIN (@GDarmanin) December 6, 2023
Un Rouennais impliqué dans une expédition punitive
Le ministre de l'Intérieur avait proposé le 28 novembre de dissoudre la Division Martel, au lendemain des incidents aux allures d'expédition punitive consécutifs à la mort du jeune Thomas à Crépol (Drôme). Un défilé où des slogans néonazis étaient scandés et les participants armés de battes. Ils défilaient derrière une banderole « Justice pour Thomas, ni pardon, ni oubli » avant d'en découdre avec les forces de l’ordre.
Parmi les protagonistes de ce mouvement d’ultra-droite, Léo, un Rouennais surnommé « Gros Lardon » de 22 ans. Il est suspecté d'être à l'origine du rassemblement. Ce dernier est déjà bien connu des services de police. Selon nos confrères de StreetPress qui ont mené l'enquête, il a dit aimer "beaucoup" Hitler et "ce qu'il a pu représenter", qu'il avait remis "sur les rails son pays".
⚠️ Chez lui, les enquêteurs découvrent trois drapeaux rouges «avec croix gammée», ceux du Troisième Reich, un drapeau noir avec le signe des SS et des brassards nazis
— StreetPress (@streetpress) November 26, 2023
Mais attention, ça serait pour faire de la «revente sur LeBonCoin».https://t.co/GsS6njnt3M pic.twitter.com/wjxg6EEw2j
Un rassemblement annulé à Rouen
À Rouen, jeudi 30 novembre 2023, un rassemblement avait aussi été organisé par Les Normaux, en hommage à Thomas. Prévue devant le musée des Beaux-Arts, la manifestation n’a finalement pas eu lieu, décision de dernière minute de la préfecture.
Dans son arrêté, la préfecture de Seine-Maritime explique notamment que le collectif Les Normaux réunit d’anciens membres du groupe dissout Génération Identitaire, "identifié comme un groupe politique radical identitaire revendiqué, affilié à l'ultra-droite".
⚠️ À diffuser : La préfecture de Seine-Maritime vient d’interdire notre rassemblement en hommage à Thomas qui devait se tenir à Rouen ce soir.
— Les Normaux (@les_normaux) November 30, 2023
Nous vous invitons à ne pas vous y rendre, communiqué et infos à venir 📲 pic.twitter.com/ET761vMbXj
Les Normaux, un groupe local de jeunes Rouennais
Constitué d’une quinzaine de jeunes rouennais, ce groupe de militants créé en juin 2021 "a vocation à combattre le wokisme, sous toutes ses formes et l’impact de ses idéologies sur notre société". Par exemple, le groupe a largement manifesté son envie de conserver la statue de Napoléon devant la mairie de Rouen, et qualifiait le projet de la déplacer - porté par la municipalité - de "cancel culture".
"On a trois combats principaux : l'anti-wokisme, la lutte contre l'immigration et l'insécurité, nous explique Julien, l’un des fondateurs du mouvement. Nos actions touchent uniquement sur des choses concrètes de la vie rouennaise et sur lesquelles on peut avoir un vrai impact."
Ce mercredi 6 décembre, ils ont cette fois-ci pu se réunir devant la préfecture de Seine-Maritime. Le but de ce rassemblement : "protester contre l’interdiction inique de rendre hommage à un jeune Français ainsi que de dénoncer la répression disproportionnée que subissent les mouvements patriotes".
Ils étaient une trentaine à s'être rassemblé. "Justice pour Thomas", "Darmanin démission", ont-ils scandé. Le rassemblement s'est déroulé dans le calme et n'a duré qu'une dizaine de minutes.
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"On s'adresse surtout aux jeunes de moins de 30 ans", indique Julien. Le collectif se dit « politique » et dit n'avoir aucun lien avec les autres groupes d’extrême droite comme Division Martel. « On n'a pas ce genre de fréquentation, ça nous desservirait de fréquenter ce genre d'individus. On n'a pas les mêmes actions ni les mêmes idéologies. Leur seul activisme politique, c'est la bagarre de rue. Nous, on fait de la politique. »
Division Martel, "le combat par la violence"
Selon le décret de dissolution, la Division Martel, qui s'est constituée durant le second semestre 2022 pour compter une trentaine de membres, prône un combat par la violence "contre les antifas et les personnes issues de l'immigration ou présumées musulmanes" pour "favoriser l'avènement d'une suprématie nationaliste et xénophobe".
Le groupe Divison Martel est nommé ainsi en référence à Charles Martel, figure historique chère à l’extrême droite pour avoir "repoussé les Arabes" en 732 à Poitiers. "Le groupement propage des idées justifiant la discrimination et la haine envers les personnes étrangères ou les Français issus de l'immigration, notamment par leur assimilation à des délinquants ou des criminels", indique le décret.
Dans l'Eure, "dans le cadre d’un week-end de cohésion du groupe en Normandie", une "chasse aux dealers" avait été organisée la soirée du 9 octobre 2022 "dans les rues d’Évreux", détaille le ministère de l’Intérieur, dans le décret de dissolution.
La Division Martel est par ailleurs proche du Groupe union défense (GUD), organisation étudiante d'extrême droite réputée pour ses actions violentes, en particulier dans les années 1970, mais réactivé depuis un an.
Une montée de la violence de l'ultra-droite ?
Après la mort de Thomas à Crépol le 18 novembre 2023, des groupuscules violents de l'ultradroite s'organisent pour faire des "ratonnades". C'est un procédé qui consiste à organiser des expéditions punitives ou brutales contre des Maghrébins.
D'après Emmanuel Casajus, chercheur en sociologie et expert de l'extrême droite, ces violences ont toujours existé. "Il y a toujours eu des violences, mais elles étaient moins médiatisées. C'étaient plutôt des violences internes entre les différents groupes."
Le terme 'ratonnade' existait déjà en 2015-2016 mais se traduisait surtout sous forme de bagarres de fin de soirée. Ils buvaient et agressaient gratuitement des gens dont la tête ne leur revenaient pas.
Emmanuel Casajus, chercheur en sociologie et expert de l'extrême droite
Le profil de ces nouveaux militants : des jeunes issus de milieu bourgeois, qui font de la musculation et se prennent en photo. "Ils s'entraînent à la bagarre et au sport de combat. Ils s'entraînent à se battre mais de façon collective, ils ont une meilleure coordination de groupe", poursuit le sociologue.
Pour l'auteur du livre « Style et violence dans l’extrême droite radicale », ces nouvelles formes de violences remontent à l'affaire Lola, assassinée le 14 octobre 2022. "C'est quelque chose d'assez nouveau qui se met en place, qui s'affirme de plus en plus, avec une volonté d'agir très vite et d'agir partout, et une capacité de plus en plus nette à le faire."
"Ils s'inspirent de pratiques qui viennent du stade, avec notamment les déplacements des supporters qui bougent d'une ville à l'autre pour soutenir leurs équipes. Je ne suis pas certain que les militants soient plus nombreux, mais ils sont plus motivés, avec une volonté de mettre la politique au premier rang dans leur vie."
"Ils revendiquent un héritage nazi"
Selon Thomas Porte, fondateur de l'Observatoire national de l'extrême droite et député de La France insoumise de la 3e circonscription de la Seine-Saint-Denis (Île-de-France), les violences de ces groupuscules s'accélèrent.
"Il y en a de plus en plus chaque semaine et qui se disséminent sur le territoire. Avant, ces violences étaient concentrées dans les grandes villes comme Paris ou Lyon. Aujourd'hui, on voit apparaître partout des groupuscules dans les territoires ruraux."
On voit de plus en plus de groupuscules d'ultradroite qui s'installent dans des villes où il n'y en avait pas. De plus en plus sur les territoires ruraux.
Thomas Porte, fondateur de l'observatoire national de l'extrême droite et député de La France insoumise de la 3e circonscription de la Seine-Saint-Denis
Ce sont des jeunes qui revendiquent un héritage nazi. Ils considèrent que le Français doit être blanc, de profil européen. "Leur but : une guerre de civilisation. Ils tentent de faire croire que les Français sont menacés, qu'ils sont envahis d'étranger."
Alliance française, Argos... Ces groupes présents à Rouen
À Rouen (Seine-Maritime), ils ne seraient pas nombreux selon nos informations, mais la plupart des groupes sont bien présents. "La plupart ne sont pas très méchants, mais une minorité peut s'avérer très violente avec un potentiel néfaste", nous indique John (prénom modifié), militant de gauche très actif qui connaît très bien le fonctionnement des groupuscules dans la Métropole.
Ils cherchent à gonfler leurs rang, ils vont vite s'avérer dangereux. Et on ne parle pas que de Rouen !
John (prénom modifié)
Parmi les groupes présents à Rouen : Les Normaux, la Cocarde étudiante, Alliance Française.
"Ce sont des jeunes d'un milieu bourgeois pas méchants", affirme John. Mais ce qui l'inquiète, c'est le groupe Active Club France, qui s'installe peu à peu en Normandie. "Là, on grimpe d'un cran. Ce sont des fascistes néonazis qui achètent des armes et s'entraînent à se battre. Ce sont les pires, les plus dangereux !"
Sur les réseaux sociaux, des vidéos d'entraînement aux sports de combat circulent. Cette activité est au cœur de leur "formation".
@europeanclubrouen1 Rejoins nous ✊🏻 #fyp #fightclub #sport ♬ son original - EuropeanClubRouen
John s'est fait agresser à plusieurs reprises dans Rouen. "Je suis dans leur boîte noire." Nous ne dévoilerons pas les circonstances exactes ni les lieux pour préserver son identité. "Ils ont nos gueules en photos et ils peuvent nous faire du sale."
"Redwatch" et "Fafwatch"
Si John est "surveillé", c'est parce qu'il est répertorié dans le "Redwatch" de Rouen. Les membres de l'ultradroite répertorient des photographies et des informations personnelles sur des militants présumés d'extrême gauche et antifascistes. Il cible généralement les militants des partis politiques de gauche, des groupes de pression, des syndicats... Une sorte de trombinoscope.
De son côté, le collectif de gauche fait la même chose, ça s'appelle le "Fafwatch". Ils cherchent et collectent des informations sur les structures et membres de l’extrême droite à travers différentes sources. Ils photographient les tags et les répertorient sur des cartes pour identifier les secteurs où les groupes sont présents.
La dissolution : la vraie solution ?
Après la dissolution de Division Martel, le gouvernement assure avoir d'autres groupuscules d'ultradroite dans le viseur. Mais pour Emmanuel Casajus, la dissolution n'est cependant pas la solution idéale. "Ça les embête, mais ça ne les décourage pas. On l'a vu au moment de la dissolution de Génération Identiraire, lui-même un groupe déjà reformé suite à la dissolution d'un précédent, qui s'est reformé à travers d'autres groupes."
En effet, après dissolution suite à des opérations anti-migrants aux frontières alpestres et pyrénéennes, Génération identitaire a éclaté en de multiples structures. Argos, un nouveau collectif, fait son apparition à l'été 2022. Il se veut "le défenseur de la civilisation française et européenne". Ultra-conservateur, antisystème, le collectif alternatif dépeint "une France meurtrie, déstabilisée par les ghettos, la précarité, la culture de l'instantanée et la mondialisation".
À Cherbourg, une trentaine de membres du collectif Argos, jeunesse alternative, avaient manifesté samedi 9 septembre 2023 dans le quartier des Provinces, à Cherbourg (Manche). L'action qualifiée de haineuse par la préfecture de la Manche s'est tenue devant l'immeuble où résidait Oumar N, qui a reconnu être l'auteur du viol barbare de Mégane, 29 ans, au début du mois d'août.
Faut-il craindre les groupuscules d'ultradroite ?
Face à ces violences, faut-il craindre ces jeunes groupuscules ? "Bien sûr, ils sont dangereux, lance le député Thomas Porte. Ils se disent envahis d'étrangers et se place en offensive. Les armes circulent beaucoup dans les mains des militants d'extrême-droite."
"Ils fantasment sur des armes, ont des discours de guerre civile, mais ils ne franchiront pas la ligne. Ils se mettent au niveau des racailles qu'ils critiquent, c'est assez contradictoire", nuance Emmanuel Casajus.
De son côté, John, militant de gauche rouennais ne cache pas son inquiétude. "On est en train peut-être de vivre nos derniers moments de tranquillité. Ils commencent à s 'activer, ils cherchent le conflit civil. Ils s'attaqueront aux gens de gauches, aux personnes LGBT, aux musulmans... Il y a des provocations, certains sont prêts, ils sont motivés, organisés et cherchent à faire du mal."