Le proxénétisme est une forme d'esclavagisme, une infraction qui relève de la traite des êtres humains. En France, de nombreuses femmes en sont victimes. Des femmes majoritairement originaires du Nigéria, exploitées par des réseaux qui font peser sur elles emprise et menaces. Pour y échapper, le soutien de bénévoles militantes est indispensable. Comme en témoigne Joy, qui a aujourd'hui retrouvé sa liberté à Poitiers.
Mariée de force à 14 ans au Nigéria, Joy est, dix ans plus tard, mère de six enfants, enceinte d'un septième, et délaissée par le père de ses enfants. Elle rencontre alors une femme nigériane qui lui propose de l'envoyer en Italie, où elle lui garantit qu'elle aura du travail et pourra subvenir aux besoins de ses enfants. Crédule et désespérée, Joy accepte, et s'engage dans un nouvel épisode épouvantable de sa vie.
Le piège
Bringuebalée dans un camion pendant des jours à travers le Nigéria, le Niger et la Lybie, elle va traverser ensuite la Méditerranée dans une embarcation de fortune pour finalement arriver à Poitiers. Elle ne comprend pas alors la fureur de la "Mama" qui la reçoit et découvre sa grossesse. "Elle m'a battue, en hurlant que ça n'allait pas du tout, que je ne pouvais pas travailler. Moi, je lui disais qu'il y avait du travail que je pouvais faire, le ménage, des choses comme ça. Elle m'a dit, ce n'est pas ça le travail, tu verras."
Un avortement forcé à sept mois et demi
Joy ne sait pas encore qu'elle est entrée dans un réseau de prostitution. "Ensuite, ils m'ont enfermée dans une chambre, m'ont obligée à boire de l'alcool avec du café et à prendre des pilules, pour avorter. J'étais enceinte de sept mois et demi. La première fois ça n'a pas marché. J'ai dû recommencer, et là, j'ai commencé à saigner beaucoup, et j'ai fini par accoucher de ce bébé mort, toute seule dans cette chambre. Ensuite la "Mama" m'a obligée à le mettre dans un sac et à descendre le jeter à la poubelle. J'ai vu le camion de ramassage qui l'a emmené". Son regard se voile et un pauvre sourire se dessine sur le visage de Joy, à l'évocation de ce souvenir.
Puis, elle continue son récit : "Dès le lendemain, elle a voulu m'envoyer dans la rue, mais je saignais tout le temps, je ne pouvais pas. Elle hurlait, elle était furieuse. Comme je continuais à saigner beaucoup, ils m'ont laissée à côté de la Croix-Rouge en me disant, tu vas là-bas, ils vont te soigner. Alors, j'ai été hospitalisée, et pendant que j'étais à l'hôpital, ils m'ont appelée pour me dire que je n'avais pas intérêt à parler avec la police sinon ils s'en prendraient à mes enfants au pays. Et dès que je suis sortie de l'hôpital, ils m'ont envoyée dans la rue."
Un an et demi de prostitution
Ses proxénètes lui expliquent alors les tarifs qu'elle devra pratiquer selon les prestations, et ce qu'elle leur doit : pour son hébergement, sa nourriture et divers frais, elle devra leur verser 400 € par mois, et elle leur doit 40 000 € pour son voyage depuis le Nigeria.
Pendant un an et demi, Joy va se livrer à la prostitution pour rembourser sa dette. Au rythme moyen de sept passes par jour, elle a donné sur ce temps-là 15 000 € à ses proxénètes, en plus des 400 € mensuels pour son "entretien".
Dès qu'elles disent, je veux arrêter, on est là.
Emma CrewsFondatrice de l'association Les amies des femmes de la libération
Échapper à l'emprise menaçante de ces réseaux ne peut se faire sans aide extérieure. Pour Joy, c'est la rencontre avec JB, musicien à Poitiers qui la voyait sur le trottoir, la saluait et lui parlait, qui lui a permis d'en sortir. Il l'a hébergée dans son petit studio et lui a fait rencontrer Emma.
Emma Crews est une comédienne et metteuse en scène écossaise, arrivée à Poitiers en 2012. Très vite, elle est choquée de voir ces femmes noires sur le trottoir de l'avenue de la Libération. "Au bout de quelques mois, j'ai rejoint les bénévoles qui allaient voir ces femmes le jeudi soir dans un ancien camion de pompiers, pour parler avec elles, leur donner des préservatifs. Étant anglophone, j'avais une facilité à parler avec ces femmes et j'ai commencé à comprendre à quel point elles avaient peur."
Rapidement, elle ne se satisfait plus de les réconforter par la parole. Elle décide de faire plus, constitue "un petit réseau positif pour les aider", identifie que le premier besoin de ces femmes en grande détresse est d'avoir un toit pour y être en sécurité, et organise les premières "Clitoris party", des soirées-spectacle organisées dans des lieux publics pour "informer en faisant la fête", et récolter des fonds. L'association Les amies des femmes de la libération était née.
En sortir
Quand Joy fait la connaissance d'Emma, elle est déterminée à échapper au réseau qui la maltraite, et l'empêche d'envoyer de l'argent à ses six enfants restés au Nigéria. La raison qui l'a conduite jusqu'ici.
Avec deux compagnes d'infortune, elles vont être hébergées par Les amies des femmes de la libération, percevoir 50 € par semaine pour subvenir à leurs besoins, et être accompagnées dans leurs démarches, au commissariat notamment. Car Joy et ses compagnes ont non seulement décidé de s'en sortir, mais elles vont aussi dénoncer leurs bourreaux.
"C'est vraiment très dur de décider d'arrêter, raconte Joy. J'avais tellement peur. J'ai dû faire déménager mes enfants au Nigéria, parce que ma "Mama" savait où ils habitaient."
Jugés en juin 2018 à Rennes, les membres du réseau poitevin dénoncé par les trois femmes ont été condamnés à des peines allant de un à huit ans d'emprisonnement.
Cinq ans plus tard, Joy a l'air relativement sereine. "Maintenant, ma vie est vraiment mieux. J'ai mes papiers, je travaille dans un hôtel. J'aime faire ça." Tout n'est pas réglé pour autant. Elle envoie chaque mois de l'argent à sa fille ainée aujourd'hui âgée de 19 ans, qui prend soin de la fratrie, mais le lieu où vivent ses enfants n'est pas sécurisé, et Joy s'en inquiète. D'autant que celles et ceux qu'elle a permis de condamner ont purgé leur peine ou pourraient bientôt sortir de prison, et elle reconnaît : "Quelques fois, j'ai un peu peur dans Poitiers."
Des réseaux qui se reconstituent sans cesse
L'histoire de Joy est encourageante, et elle n'est pas unique. Grâce aux dénonciations courageuses de victimes comme elle, plusieurs réseaux ont été démantelés en France ces dernières années :
- En novembre 2019, à Lyon, les 24 membres d'un réseau de prostitution nigérian en France ont été condamnés à des peines allant jusqu'à sept ans de prison ferme.
- En 2021 à Marseille, douze Nigérians, cinq femmes et sept hommes ont été condamnés à des peines de deux à neuf ans de prison pour traite d'êtres humains, aide au séjour irrégulier et proxénétisme.
- À Nantes, en octobre 2022, les membres d'un réseau de prostitution nigérian ont été condamnés à trois ans de prison ferme.
Toutefois, ces réseaux se reconstituent sans cesse. "En ce moment, il y a 14 filles qui sont en contact régulier avec l'asso. Trois à qui on verse 50 € par semaine pour qu'elles n'aient pas à y retourner" témoigne Emma Crews.
"C'est tellement compliqué. Pour les proxénètes, c'est hyper lucratif, là-bas ce sont des pachas. Et la pauvreté est telle au Nigéria que souvent pour les femmes, partir en Europe, c'est le seul espoir. Et puis pour les familles au Nigéria, ce qu'ils voient de l'histoire de Joy, c'est un succès. Ils ne connaissent pas les détails. Ils voient quelques photos, elle vit en Europe, elle envoie de l'argent...", déplore Emma.
Ouvrir les yeux des clients
Avec la loi d’avril 2016, les prostituées ont changé de statut : de contrevenantes, elles sont devenues victimes. Un texte, qui pénalise le proxénétisme, et les clients des prostituées. S'il a le mérite de proposer "un parcours de sortie de la prostitution et d’insertion sociale et professionnelle proposé à toutes les personnes victimes de la prostitution, du proxénétisme et de la traite des humains aux fins d’exploitation sexuelle", il a aussi des effets pervers :
"Le problème avec cette loi, c'est que les femmes sont beaucoup moins accessibles. Comme c'est devenu illégal pour les clients, elles ne sont plus beaucoup sur les trottoirs, elles sont cachées dans des appartements, ça passe surtout par les réseaux. Maintenant, on en voit deux ou trois sur le trottoir, avant, on en voyait une vingtaine. Ça ne veut pas dire qu'il y a moins de prostituées, ça veut dire qu'elles sont beaucoup moins visibles" explique Emma Crews, qui estime à une quarantaine le nombre de femmes nigérianes contraintes à la prostitution actuellement à Poitiers.
Une analyse corroborée par la directrice de l'Office Central de répression de la traite des êtres humains, Elvire Arrighi : "C'est plus difficile pour nous de détecter le phénomène et de protéger ces victimes. Sur Internet, il est plus difficile d’identifier les victimes, qui sont cachées derrière des pseudonymes, ou des annonces mises en ligne par des proxénètes pour elles.", constate-t-elle.
Pour elle, la pénalisation du client, mais surtout son information, pourraient permettre d'espérer voir disparaître ces réseaux. S'il n'y avait plus de demande, l'offre n'aurait plus lieu d'être. "Il faut mettre en évidence le côté absolument sordide du réseau que le client est en train de financer, et les conditions de vie des victimes, dont il n'a généralement pas du tout conscience."
Depuis la mise en place du parcours de sortie de la prostitution en 2017, à Poitiers, 17 femmes en ont bénéficié. Cinq nouvelles demandes sont en attente d'une décision de la Préfecture.