"Il faut une vie pour être libre" est-il écrit sur le bandeau rouge promotionnel de "Nous n’étions pas des tendres". La soixantaine comme horizon, Hélène, revient dans son Aveyron natal accompagner la fin de vie de son père. Mais déjà, l’univers qui a jalonné son existence n’est plus. Si les territoires restent immuables, les âmes, elles changent. Un roman initiatique autant que nostalgique.
Partir du "pays" pour construire sa vie ailleurs. Hélène l’a fait en allant s’installer à Paris exercer un métier dont beaucoup de ses proches ne savent pas véritablement en quoi il consiste. Le temps d’un été, elle retourne dans la maison familiale du lac de Pont-de-Salars. Elle y accompagne son père en fin de vie mais va aussi reprendre le chemin de sa jeunesse.
"J’acceptais de le regarder aller vers la mort. Je lui tendais la main au moment où il acceptait de la prendre" explique la narratrice. Le roman évoque en filigrane de cette fin d’un homme, la fin d’une époque. "Tout lui devenait hostile maintenant, même les lieux qu’il avait façonnés". En même temps que le paternel s’efface, le monde d’Hélène aussi. "Son cerveau intégrait-il avant sa mort que sa famille était en voie de dissolution ?" s’interroge-t-elle.
La puissance, ce truc-là, monté du dedans, qui faisait que nous n’avions jamais peur, avant, le sursaut vital chaque matin quand on posait un pied au sol en sortant du lit, on en avait même perdu le souvenir, non ? ça revenait parfois fugacement, un éclat de lumière en ville, un succès au boulot.
Un retour aux sources
En regardant son père, Hélène se voit aussi vieillir ou du moins mûrir. Elle porte un regard lucide sur son existence qui la met, pour ce retour aux sources, dans la position d’une "vieille fille". Que sont nos amis et nos amours devenus ? C’est aussi la question que pose ce récit. "Ça suffit la nostalgie. Ça suffit les regrets. Plutôt la colère" tonne "cette femme mature, qui avait réussi pas mal de choses et échoué aussi, la vie se nourrit de ses faillites".
Au fil des pages, l’Aveyronnaise Sylvie Gracia décrit aussi sa terre natale, "l’ostal" "ce Midi moins le quart" ou "ce pays si noir". "Le noir est la couleur des toiles de Pierre Soulages, le peintre local, tel le granit veiné de lumière dans lequel on taillait autrefois les menhirs et les croix". Son "chez moi" c’est aussi cette maison dont son frère a finalement hérité et va finalement vendre dans son dos, engloutissant leur passé, comme l’eau autrefois ces terres.
Au milieu des années cinquante, les vallées avaient été inondées lors de pharaoniques chantiers d’Electricité de France. Ces glorieuses années d’après-guerre avaient l’énergie insatiable. Une fois les fermes noyées cinq lacs miroitants aux vastes bras d’eau avaient surgi. Alentour, les champs étaient devenus campings, lotissements, colonies de vacances, supermarchés, boîtes de nuit. Vacances pour tous et complément de revenus pour les gens du coin.
"On naît à soi avec les premiers regards qu’on pose sur l’espace qui nous contient". Empreint de nostalgie mais jamais triste, même souvent drôle, "Nous n’étions pas des tendres" parlera à de nombreux lecteurs. Sa grande force est de faire ressurgir atmosphères, odeurs, images, les souvenirs que chacun de nous garde de son passé et ce qu’on oublie aussi. "Moi je me déplaçais maintenant à l’aveugle dans mon pays natal, ne sachant plus rien des pouvoirs du monde qui m’entourait".
« Nous n’étions pas des tendres » de Sylvie Gracia, L’iconoclaste.