TEMOIGNAGE. "Je ne le voyais pas comme un pédophile", un ancien élève raconte l'emprise et les crimes commis par son professeur

Franck Gayet a été victime d'un professeur pédophile lorsqu'il était au collège à Albi (Tarn). L'emprise est telle qu'il n'arrive à se dégager de son agresseur et violeur qu'à l'âge adulte. Il retrace cette histoire et son parcours pour renaître à la vie dans un livre saisissant.

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Franck Gayet vient de publier "L'homme du mercredi"*, le récit de l'emprise dont il a été victime de la part d'un professeur pédophile, alors qu'il était enfant. Cette œuvre est plus qu'un témoignage.

Il relate sa quête de vérité et la manière dont il a déconstruit pas à pas les rouages de la manipulation, ses conséquences sur sa vie, sa libération grâce à un travail sur lui-même extrêmement courageux. Un livre puissant par son style et son message aux victimes : vous n'êtes pas responsables, la faute incombe entièrement à votre agresseur. 

France 3 : Comment débute la relation entre vous et votre agresseur ?

Franck Gayet : "Monsieur A", je l’ai nommé ainsi dans mon livre car c’est mon professeur de lettres au collège à Albi. Il est mon professeur principal à mon arrivée en 6e. Je suis originaire des quartiers nord de la ville, mes parents sont employés de bureau tous les deux. Ce sont des personnes intelligentes mais elles n’ont pas fait d'études. Donc, lorsque je me retrouve dans ce collège prestigieux du centre ville, je vois ça comme un défi. J'ai envie de réussir socialement. 

J’ai ce professeur qui m'encourage et me soutient. Il me donne de bonnes notes et au fur et à mesure des mois, je me sens vraiment privilégié dans la classe puisqu'il s'approche de moi, me complimente. Mais certains moments sont extrêmement gênants vis-à-vis de mes camarades parce qu'il a des comportements que je ne qualifie pas d'inappropriés à l'époque, mais qui sont complètement inappropriés. 

Il vient près de mon bureau en érection se frotter contre la table, contre ma main, contre mon épaule. Il pique des colères assez incompréhensibles à mon égard, que je vis à l'époque comme des sautes d'humeur, sans plus, même si ça me met mal à l'aise parce que toute l'attention est dirigée sur moi. C’est difficile pour moi parce que j'ai envie de m'intégrer dans la classe et il rend les choses compliquées. Il vient dans la cour alors que je suis avec mes copains. Il m’embarrasse. Il est omniprésent.

France 3 : Que se passe-t-il ensuite ?

Franck Gayet : Je l’ai comme professeur principal également en 5e. Il s'invite chez moi une fois alors que je suis malade, pour m’apporter du travail. En 4e, il commence à venir me rendre visite les mercredis matin à l’heure où mes parents viennent de partir alors que Monsieur a fait ses courses. Entre 9h30 et 11h.

Il m’apporte des livres qu’on ne consulte jamais. Il m’écoute jouer du piano. C’est un peu le prétexte, ce rite qui va durer des années. Il illustre ce jeu extrêmement subtil de sa part : il m’apprivoise, il me domestique tout comme on le fait avec un animal.

Il commence à mettre ma main sur son sexe, mais son sexe reste dans le pantalon. Je me laisse faire. Après, il va sortir son sexe du pantalon et me demander de le masturber. Je sais à ce moment-là qu’il y a une infraction dont je ne mesure pas la portée, mais je sais qu’il s’agit d’un interdit. J'ai l'impression de masturber mon père, donc c'est extrêmement gênant parce que je sais que ce qu'on fait est mal et ça touche aussi au plus profond de ma relation avec mes parents.

Ensuite progressivement, il en vient à me prendre comme objet de son désir en me masturbant. Il me fait des fellations. Tout est très progressif. Il me demande de lui faire des fellations. Tout ça dure des mois avec des coupures l’été. L’emprise se fait alors d’une autre manière avec les mots. Toujours les mots.

Il est expert en manipulation grâce aux mots. Ils sont au centre de son activité de prédateur… Il me flatte. Il arrange les choses. Il me dit que c'est une richesse pour moi d'avoir "cette bisexualité". Avec le recul, je sais que je suis hétérosexuel et lui pédophile, mais ça l’accommode de parler de bisexualité à l’enfant de 4e que je suis, son élève.

France 3 : que se passe-t-il dans votre tête ?

Franck Gayet : ce qu’il me dit me déculpabilise. Je me dis que ça doit être normal. Lui est père de famille, il a déjà deux filles à l'époque, il en aura une troisième plus tard. Je me dis que cette vie, finalement, c'est la variété, c'est pas si mal.

En 3e, j'ai 13 ans, je raconte dans mon livre l'épisode du viol. Un viol auquel je prends plaisir et en même temps dont je souffre. C'est une ambivalence qui est très difficile à décrire et qui est au centre du travail avec mon analyste. C’est le fondement de l’omerta et du silence qui a pesé pendant toutes ces années au lycée et plus tard... Je le reverrai ponctuellement pendant mes années d’études supérieures.

J’étais torturé par rapport au mensonge. Le problème c’était mon rapport à moi-même. Je me mentais à moi-même. Je ne disais pas la vérité aux autres parce que je croyais que cette vie était possible. Cette double vie. Je m’identifiais à lui. Je me disais que plus tard je me marierai et que j'aurai des amants ou alors j'aurai des amantes, des maîtresses.

Je ne voyais pas en lui un pédophile. Il m'avait fait comprendre que c'était homosexuel donc voilà c'était homosexuel, c'était comme ça. C’est la perversité ultime, il a fait naître mon désir alors qu'il me répugnait. A l'époque dans mon esprit c’est la confusion. Je suis complètement aveuglé. Je souffre au plus profond de moi mais sans remettre en cause la relation.

France 3 : Cette ambivalence qu’il a suscitée en éveillant votre désir vous piège, c’est ça ?

Franck Gayet : Oui. J’en ai discuté avec une autre de ses victimes. La situation, l’été, montre cette dépendance. Pour nous c’était le vide. On était dans une addiction, dans une position de manque, c’est ça qui est terrible. Cette position de manque va être déterminante pour le reste de ma vie.

Lui ne laissait pas s’altérer le lien. Il écrivait, il écrivait énormément, comme un journal intime qu’il se serait adressé à lui-même. Il transforme cette relation en échanges sur la culture, les visites qu’il fait en famille et il finit ses lettres par "ton ami". Il met ce lien sous le sceau du savoir, son pouvoir. Il va enrober sa domination et ses actes pédophiles pendant des années sous ce vernis culturel.

Son autre thème favori, c’était l’amour. Il me disait qu’il allait quitter sa femme. Parfois il pleurait. C’était toujours la grosse victime : "je vais me suicider" parce qu’il n’en pouvait plus de m’aimer. Ce n’était pas tenable. Moi je le méprisais. Je me disais : "il ne va pas m’emmerder. J’ai envie que ce soit secret ce truc". Je me sentais envahi.

C’est destructeur car c’est une relation hors norme, une relation qui ne devrait pas avoir lieu mais qui vous englue dans le secret et la souillure. Elle touche à l’amour de soi. Au lycée, je me sens vraiment très mal. Cette relation commence à être exacerbée et ses conséquences se manifestent à l’extérieur. Le secret commence à être su et là, je suis sidéré par l’absence de réponse de l’institution et du personnel de l’Éducation nationale.

France 3 : Que se passe-t-il exactement ?

Franck Gayet : Je sais que la direction est au courant de ses actes pédophiles. Une mère d'élève a été convoquée par le proviseur de l'époque qui est décédé aujourd'hui. Ça a été noyé évidemment. Il n'a jamais été inquiété.

Les élèves étaient au courant et commençaient à me harceler. Un élève de la classe, dont le père était prof dans ce lycée, a mimé un geste avec son stylo. Je le raconte dans mon livre. Il m’a traité de "pédé". Il fallait absolument me mettre au banc de la classe. Beaucoup de gens savaient que j’avais cette relation avec ce professeur.

C’est un homme extrêmement lourd. Il venait me voir dans la cour, dans un autre espace que chez moi. C’est ça qui est horrible, il y a plein d’effractions mais en fait, que les autres sachent, à l’époque, c’est ce qui m’apparaît le plus insupportable. Ça touche à l’image de moi.

Je suis de plus en plus mal. Mes relations avec les autres deviennent de plus en plus compliquées. Je me projette dans ma vie d'après pour tenir sur le plan psychologique.

Ensuite je passe au lycée Saint-Sernin à Toulouse en classe préparatoire. Je travaille beaucoup. Je le vois quelquefois parce qu'il s'arrange pour faire des stages. Bref, la relation va se poursuivre de façon sporadique, y compris après mon premier mariage. Je me marie à 23 ans et elle se termine à 25 ans. Je vais extrêmement mal à ce moment-là.

Je fais une retraite dans un monastère et je suis dans de telles souffrances que je comprends que je dois m'en sortir en étant professeur à mon tour. Je me dis, je le vis comme ça, que je commence à me réparer par une autre relation avec mes élèves. C’est effectivement le début de ma réparation. Je fais plus tard une dépression. Et là je commence un travail sur moi avec une autre analyste. Elle me demande de ne plus revoir cet homme qui était systématiquement invité aux anniversaires. J'accepte et je commence à m'extirper de cette emprise.

France 3 : A aucun moment vous n’avez pu parler à vos parents ou quelqu’un de proche de ce qu’il se passait ?

Franck Gayet : Ma mère, alertée par ma tante sur les rumeurs qui couraient sur ce professeur, m’a posé la question quand j’étais au collège. Elle m’a demandé s’il y avait quelque chose de louche dans son comportement. Je ne pouvais pas lui dire. C’était trop tard. Je me croyais son complice.

Et elle m’avait tellement porté aux nues… Pour l’adolescent que j’étais, c’était comme une libération, un pied de nez. J’avais un côté super sage, super sérieux mais au fond, j’étais révolté, je bouillonnais et j’étais un peu dans la provocation. Je faisais des reproches à mon père, j’étais dur avec lui. Je lui en voulais de ne pas voir. Tout cela est très complexe.

Il faut dire que "Monsieur A"* avait réussi à s’incruster chez nous. Il était l’ami de la famille. Il avait séduit ma mère qui était déléguée de parents d’élève dès ma 6e. Il est devenu le bienfaiteur. Mon père m'a même dit qu'il était mon "père spirituel".

France 3 : Il y a 3 ans, vous décidez de porter plainte…

Franck Gayet : Oui, alors qu’il est mis en examen en mars 2020. Ce que je ne sais pas. Grâce à un long travail sur moi avec mon analyste, je déconstruis l’emprise et je porte plainte. Malheureusement, pour moi, les faits sont prescrits mais je suis contacté par la police car il m’a cité lors de son audition. L’une de ses victimes a violé une femme. Il a raconté à la police les actes pédophiles que son professeur lui avait fait subir.

"Monsieur A", lors de sa garde-à-vue, parle de ma relation avec lui comme d’une relation homosexuelle consentie qui aurait débuté alors que j’avais 15 ans. Il espère une requalification des faits puisque la majorité sexuelle est établie à 15 ans par la loi. Il ment sur les dates pour essayer de se dédouaner. C'est à ce moment-là que je décide d'écrire un livre.

Je décide de dire toute la vérité sans rien omettre de "ma complicité". Dire cette emprise et toutes les conséquences que ça a pu avoir sur ma vie, y compris sur mon orientation sexuelle. ça me paraît important de dire la vérité parce que ça dit que je n'ai rien à me reprocher fondamentalement.

Tout être humain, à partir du moment où il ne porte pas atteinte à un individu de moins de 18 ans, n'a rien à se reprocher sur le plan de sa sexualité. En revanche, la loi fondamentale, c’est qu’avant, ça n’est pas possible. Toute personne qui porte la main sur le corps d’une personne qui a moins de 18 ans, c’est un bourreau. Je veux le dire avec force : c’est un crime.

Ce qu'on a d'humain profondément, c'est le respect de l'autre. Si cette loi n'est pas appliquée, il n'y a plus de respect de l'autre et il n'y a plus d'humanité. Mon livre, c’est ma façon de dire aux victimes : vous n’êtes coupables de rien.

*"L'homme du mercredi", éditions L'Harmattan, Paris, 2022.

*Plusieurs témoignages similaires d'anciens élèves relatent des faits identiques concernant "Monsieur A". A ce jour, il est toujours en liberté. 

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