Les aides-soignantes de l’Ehpad de Bezons dans le Val-d’Oise sont en grève depuis le lundi 4 mars. Elles déplorent leurs conditions de travail et leur nombre insuffisant pour s’occuper des 55 résidents de la structure. Une situation qui dure depuis au moins quatre ans.
"Ce n’est pas comme ça que je voulais vivre ma vocation", soupire Corinne, aide-soignante. Depuis 25 ans, cette quinquagénaire travaille au sein de l’Ehpad Arc-en-ciel de Bezons dans le Val-d’Oise. Ses conditions de travail se sont particulièrement dégradées ces dernières années.
"On court partout, on passe d’une chambre à une autre, on fait les soins de base, mais on a plus le temps pour le reste", raconte Corinne dépitée. Il faut "combler les manques" quand les collègues ne sont pas remplacées. De 10 aides-soignantes en 2020, elles sont passées à 6 pour 55 résidents. "Parfois on est seulement 4 ou 5", assure Corinne, déléguée CGT.
À peine le temps de servir le petit-déjeuner, d’effectuer les soins qu’il faut servir le déjeuner. "On accomplit un travail d’auxiliaire de vie en plus des soins, on sert les repas, on fait la vaisselle aussi puisque le lave-vaisselle est cassé", déplore Corinne. Des journées à rallonge pour un salaire de 2 300 euros bruts mensuels, revalorisé il y a peu grâce à la prime Ségur.
"La situation empire"
Auparavant association, l’Ehpad Arc-en-ciel a été racheté par MEDICA France, puis fusionné avec Korian, qui l’a finalement revendu en 2020 à MAPAD Holding. Le groupe est spécialiste des services aux personnes âgées et possède cinq établissements en Île-de-France, dont celui de Bezons. Ce dernier rachat aurait contribué à la détérioration des conditions de travail du personnel soignant.
"Il y avait 60 résidents répartis dans cinq services. Chaque unité comptait sa cuisine aménagée, des tables communes et les chambres de 12 résidents étaient construites en "U", pour renforcer l’aspect familial", explique Stéphanie, aide-soignante depuis 24 ans dans l’Ehpad. L’aménagement même du bâtiment a été revu pour rassembler les résidents dans des plus petits espaces. En plus, le nombre d’aides-soignants diminue, d'abord de dix à six pour 60 résidents.
Une analyse réfutée par François Baumelou, directeur d'exploitation du groupe MAPAD. "Nous sommes un établissement dont les places sont financées à 100% par l'aide sociale, donc notre feuille de route est dictée par le conseil départemental. Il y a un consensus entre l'Agence régionale de santé, le département du Val-d'Oise pour mettre un soignant pour une dizaine de résidents", explique-t-il. Ce qui donne dans le cas de Bezons, six soignants. "On est descendus à cinq soignants puisque le taux d'occupation de l'établissement a baissé [de 60 à 55].", justifie le directeur.
Il parle aussi d'une situation économique difficile. "Le budget et la tarification journalière sont déterminés par le département, cela n'a pas été revu à la hausse ces dernières années nous avons subi une hausse des charges ces trois dernières années, sans ressources supplémentaires".
"Pour nous aides-soignantes qui sommes là depuis longtemps, on voit bien que ça empire, on consacre moins de temps aux résidents, on n’organise plus les animations de l’après-midi", soupire Corinne.
Avant on prenait le temps de discuter, on faisait la lecture, on lisait les horoscopes des journaux, on s'occupait des résidents avec des brushings et des manucures. Maintenant c'est impossible.
Corinneaide-soignante de l'Ehpad
"C’est un travail d’usine, j’enchaîne sans m’arrêter", renchérit Stéphanie. "Quand certains nous appellent pour aller aux toilettes, je dois leur dire d’attendre car je suis déjà occupée avec d’autres."
Là aussi, le directeur François Baumelou veut nuancer : "on aimerait tous que les soignants aient plus de temps pour s'occuper des résidents, aujourd’hui de fait, on a un taux d’encadrement imposé par notre situation financière, on peut pas se permettre des glissements de tâches". Pour lui, les activités hors soin doivent être réservées à une animatrice professionnelle et non aux soignants.
Sur le site de l’Ehpad, le groupe MAPAD promet "atmosphère chaleureuse et proximité". Corinne rit jaune. "On s’occupe bien d’eux, on fait les soins de base, mais être soignant c’est bien plus que cela !" Elle ne peut plus être l’oreille attentive des seniors, de leurs "tracas du quotidien". Il n'y a plus de place pour le relationnel quand il faut faire 12 toilettes voire le double en cas d’absence des collègues.
D’autant que certains résidents ont des troubles cognitifs qui nécessitent davantage d’attention. "J’essaie d’épargner les résidents, de ne pas les inquiéter, mais ils nous voient bien courir partout et certains se doutent que la situation est mauvaise", confie-t-elle.
C’est le monde à l’envers, les résidents veulent nous rendre service !
Stéphanieaide-soignante de l'Ehpad Arc-en-ciel de Bezons
"Or, le temps, on ne l’a pas, alors certains résidents le savent et nous disent qu’ils se sont habillés et lavés tout seuls, pour nous aider !", s’indigne de son côté Stéphanie.
Accidents du travail
Cette pression à aller vite n’est pas sans risque. "Nous ne maltraitons pas les résidents car nous prenons sur nous, mais de notre côté, on risque les accidents", détaille Stéphanie. Selon les aides-soignantes contactées, trois collègues auraient eu des accidents de travail car elles auraient été seules pour s’occuper de résidents.
Le personnel tombe aussi malade. "Je ne prends pas ma pause, seulement celle du déjeuner qui s’est décalé à 14h30", précise Corinne qui parle de 10h45 de travail quotidien. "J’ai dit à mon médecin que je n’en pouvais plus, j’ai des problèmes de genoux et de l’arthrose, je prends des anti-inflammatoires pour tenir", confie Stéphanie.
Initialement installée à Argenteuil, Corinne est partie vivre dans l’Oise il y a neuf ans. Mais elle n’a pas cherché à trouver un emploi plus proche de chez elle. Chaque matin, l'aide-soignante se lève à 5h30 pour débuter sa vacation deux heures plus tard. Elle rentre après 20h. "Ma famille ne comprend pas mon obstination à rester ici, mais j’aime mon emploi, j’aime les résidents, je viens pour eux et pour les collègues que je connais depuis 25 ans", sourit-elle.
Des anomalies dans les fiches de paie
Les aides-soignantes contactées ressentent du dégoût, de l’impuissance et de la colère. Car elles doivent aussi courir après leur salaire. "Le 16 janvier j’ai eu la grippe, je suis partie à 17h30 du travail et on ne m’a pas payé la journée que j’avais faite de 7h30 à 17h30, j’attends toujours l'argent", explique Stéphanie qui touche 1800 euros nets mensuels.
Des erreurs de comptabilités, des "oublis" dans les fiches de paie qui seraient fréquents selon Sonia Ainouz, secrétaire adjointe de l’Union départementale Santé 95, et ancienne salariée de l'Ehpad Arc-en-ciel. Elle en est partie en 2020 au moment du rachat et garde en mémoire l'historique de la structure : "tout était mieux géré quand c’était une simple association, au moment du rachat, ils nous avaient promis de ne pas toucher au personnel." Aujourd’hui, elle parle de conditions "lamentables" pour les soignants. "Les aides-soignantes doivent se battre pour tout, certaines voient leurs congés payés disparaître mystérieusement", assure-t-elle.
À Bezons, le personnel soignant réclame des revalorisations salariales, un à-valoir salarial "anti-inflation" de 300 euros net, une prime pour la charge de travail supplémentaire quand les postes ne sont pas remplacés et le paiement des heures d’astreinte de nuit. "Nous avions déjà débrayé il y a quatre ans, au moment du rachat par MAPAD, sans résultat, maintenant on espère que la grève complète servira", ose Stéphanie. "On s'est battues il y a des années pour avoir dix aides-soignantes, on veut récupérer ce nombre de postes", ajoute-t-elle.
Débats financiers
Des demandes impossibles à réaliser pour la direction de MAPAD qui renvoie la balle, une nouvelle fois, au conseil départemental. "Quand j'ai eu connaissance de la grève le 4 mars, j'ai fait part des demandes des soignants à mes interlocuteurs, mais ils m'ont adressé un refus", explique François Baumelou. Il affirme que seule une renégociation avec le département du Val-d'Oise et l'ARS, l'Agence régionale de Santé, permettrait de changer la donne. "Actuellement, la situation de l'établissement n'est pas à l'équilibre, j’entends les remontées du personnel mais je suis entre le marteau et l’enclume.", assure-t-il.
La grève est reconductible depuis le 4 mars. La direction et les aides-soignantes se sont rencontrées ce mercredi 6 mars pendant 3h. "Nous n'avons pas les mêmes calculs, notamment sur les astreintes de nuit", explique François Baumelou qui promet une nouvelle réunion demain. "On a en effet pas les mêmes calculs, les enveloppes sont les mêmes allouées par la convention tripartite d'il y a quatre ans donc comment est distribué l'argent ?", s'interroge Sonia Ainouz, secrétaire adjointe de l'Union départementale Santé 95.
François Baumelou assure que l'augmentation des salaires et des charges ont changé l'équilibre financier.
Les aides-soignantes devraient rencontrer la maire de Bezons ce jeudi 7 mars. "Beaucoup de familles de résidents soutiennent les grévistes, certaines sont avec nous sur place", explique Sonia Ainouz.
D'ici là, un taux d'encadrement devrait être assuré selon la direction, ce qui correspond donc à 3,5 soignants par jour et 2 personnes pour l'entretien. Des stagiaires et des vacataires, prévus de longue date selon la direction, sont présents cette semaine. "Leurs stages doivent être suspendus, les titulaires sont dehors donc ils ne peuvent pas les encadrer", rétorque Sonia Ainouz.
François Baumelou n'exclut pas une réquisition de personnel, après accord par la préfecture. Un ultime recours qui équivaudrait à "un cran supplémentaire dans l'opposition avec les grévistes", pour la direction qui veut maintenir un taux d'encadrement raisonnable.