Le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin avait promis 350 policiers supplémentaires à Marseille. Et pourtant, on ne les retrouve pas dans les effectifs. Dans un rapport publié ce dimanche 20 octobre, la Cour des comptes évalue l'efficacité de la police marseillaise. Lutte contre le narcotrafic, sécurité du quotidien, manque d'attractivité de la fonction, heures supplémentaires... Tour d'horizon de l'action des forces de l'ordre dans une ville "hors norme".
C'est un rapport incisif que rend public la Cour des comptes ce lundi 21octobre 2024. Chargée notamment de la sécurité intérieure, sa quatrième chambre passe au crible l'action de la police à Marseille. Fortement médiatisées, les opérations "place nette" ont-elles été aussi efficaces qu'annoncé ? Les "350 policiers et gendarmes de plus à la disposition de l’autorité préfectorale" promis par l'ancien ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin n'étaient-ils qu'un effet de communication comme le dénonce Mediapart ?
Effectifs policiers, insécurité, flambée incontrôlée du narcotrafic, sécurité du quotidien délaissée, départs massifs de fonctionnaires... Voici ce qu'il faut retenir du rapport de la Cour des comptes consacré à la police marseillaise.
La troisième ville en Europe pour le sentiment d'insécurité
Une ville "hors norme". Voilà comment les magistrats de la Cour des comptes qualifient Marseille au plan de la sécurité. Davantage que d'autres, la métropole concentre les "plus" : plus de chômage (9.3% en juin 2024), plus de pauvreté (1 habitant sur 4), plus d'insalubrité (40 000 logements), plus d'inégalités selon la géographie des quartiers... Qui se traduisent aussi par plus de délinquance et de criminalité, encore en progression. Interrogés en 2023, les Européens classent la 2ᵉ ville de France parmi les moins sûres d'Europe : en troisième position derrière Athènes et Rome.
Les chiffres du narcotrafic multipliés par 4 en 7 ans
Marseille bat des records en France en matière d’homicides (première place nationale pour les Bouches-du-Rhône), de cambriolages (12.1 pour mille habitants), de vols de véhicules (7.8 pour mille habitants), de vols avec armes (2.5 fois plus qu'à Paris). Mais c'est en matière de stupéfiants que les chiffres s'affolent : la ville est championne pour l'usage de stupéfiants et deuxième pour le trafic de drogue, juste derrière la Seine-Saint-Denis.
La criminalité liée au narcotrafic a littéralement explosé dans les dernières années, une croissance exponentielle largement expliquée par le conflit qui oppose deux clans marseillais pour le contrôle des points de deal.
Le trafic de drogue, une affaire florissante à Marseille. Les salaires mirobolants promis aux guetteurs, aux rabatteurs, aux vendeurs et aux livreurs "ubershit" (de 120 à 300 euros par jour selon les constatations de la Cour des comptes) attirent toujours plus de jeunes arrivés d'autres régions de France. Une recrudescence qui gonfle mécaniquement les interpellations.
Le nombre d'individus mis en cause pour trafic de stupéfiants à Marseille connaît une croissance exponentielle, multiplié par près de 2,5 en 7 ans. Aucune autre agglomération ne connaît une telle augmentation
Cour des comptes
Les magistrats s'intéressent également aux saisies : stables pour le cannabis et la cocaïne, mais celles des armes à feu explosent :107 fusils d'assaut saisis en 2023 dans le département, soit une multiplication... par 20 en 4 ans. Et les policiers découvrent également davantage d'avoirs criminels : 23 millions d'euros saisis en 2023 contre 8 en 2019.
Les stups d'abord, la délinquance de rue délaissée
La Cour des comptes salue la mobilisation exceptionnelle des forces de l'ordre dans la guerre contre les trafiquants, à travers leur présence dans les quartiers, et les opérations "pilonnage" et "place nette". Avec à la clé des résultats "positifs de prime abord" : 40% des points de deal ont été démantelés depuis 2020, et plusieurs têtes de réseaux interpellées début 2024. Mais les magistrats notent également que l'efficacité de ces opérations à long terme est "difficile à mesurer".
La déstabilisation du trafic a nourri un conflit entre clans [marseillais] pour le contrôle du territoire, générant un nombre record de victimes en 2023
Cour des comptes
Répondant aux besoins locaux pour la lutte antidrogue, les dotations en matériel sont en forte hausse depuis quelques années : 200 véhicules, plus de 2 000 caméras "piéton" ou encore 5 000 terminaux téléphoniques ont été livrés. Contre une enveloppe de 236.1 millions d'euros, un nouvel hôtel de police remplacera les locaux vétustes de l'actuel Archevéché. Même si "le calendrier reste incertain en raison des contraintes budgétaires".
À Marseille, le narcotrafic est clairement devenu une priorité... au détriment de la lutte contre la délinquance de rue, délaissée par les policiers, note la Cour des comptes.
L'intensité de la criminalité organisée à Marseille nuit au traitement des affaires de moindre gravité. La plupart des atteintes aux biens ne font pas l’objet d’investigations approfondies
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Les patrouilles pédestres ont été réduites, les appels au 17 déclenchent moins d'interventions. Et le stock d'affaires "en cours d'enquête" s'accumule : 91 000 dossiers en attente fin 2023. Notamment pour des escroqueries économiques et financières, les "escroqueries et infractions économiques et financières, en hausse d'un tiers en 7 ans, mais dont le taux d’élucidation a baissé de plus de moitié. Les policiers manquent de temps, et dispersent leur énergie à des "missions périphériques", comme l'escorte de détenus, la protection de personnalités ou de la flamme olympique...
Marseille : les anciens policiers la quittent, les jeunes la boudent
Dans son rapport, la Cour des comptes constate que les policiers marseillais fortement mobilisés contre le narcotrafic sont en surchauffe : les heures supplémentaires explosent, avec un solde non résorbé de 268 833 heures à fin 2023, soit 66 heures par fonctionnaire.
L'évolution du solde d'heures supplémentaires à la sécurité publique est frappante. Elle témoigne d'une difficulté à les rétribuer, financièrement ou sous forme de repos récupérateurs
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L'absentéisme des policiers marseillais est également en forte hausse. (+ 50% d'arrêts maladie en 5 ans). Et les violences qu'ils subissent ne baissent pas. Pas de quoi favoriser les vocations. Les magistrats relèvent un sérieux manque d'attractivité du métier, a contrario de Paris.
La circonscription de Marseille est confrontée à un défaut d'attractivité et de fidélisation [des policiers] lié aux contraintes de logement, de transport, et à l'intensité particulière de la délinquance à Marseille qui rend les conditions de travail plus exigeantes
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Conséquence directe : la Sécurité Publique des Bouches-du-Rhône enregistre des départs nombreux (environ 300 chaque année). Mais les policiers nouvellement mutés à Marseille ne suffisent pas à compenser. Tenant compte de l'ensemble des services avec la police judiciaire et la police aux frontières, les effectifs policiers ont baissé à Marseille depuis 2016 (4064 fonctionnaires en 2023 contre 4232 en 2016).
Un solde négatif, alors que le plan "Marseille en Grand" prévoyait une augmentation de 400 agents. Les recrutements promis par Gérald Darmanin ont à peine compensé la baisse des effectifs enregistrée avant 2020. Et comme les postes libérés restent longtemps non pourvus, comme les jeunes policiers ne se précipitent pas sur les offres marseillaises, les fonctionnaires ne sont toujours pas plus nombreux.
Malgré la forte volonté politique, le nombre d'agents affectés à Marseille est quasi stable.
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Appel à mieux coopérer avec la police municipale
Si les effectifs de la police nationale restent donc stables, la ville est en passe de doubler ceux de la police municipale (800 agents d'ici à 2026). Les magistrats appellent les deux services à approfondir leur coopération grâce à un meilleur partage d'informations, et en organisant des patrouilles mixtes. Une manière d'assurer en même temps les missions opérationnelles et la visibilité dans la rue. La Cour préconise par ailleurs une réorganisation au sein des services de l'Etat, afin de mieux encadrer la "bicéphalie" du binôme formé par la préfecture de région et celle de police, "qui engendre des conflits de compétence et des tensions".
Des changements nécessaires ?
Avec son rapport, la Cour des comptes salue le difficile travail accompli par les policiers marseillais. Et met aussi en lumière une évidence : l'action des forces de l'ordre reste insuffisante pour réduire le narcotrafic, et ne permet pas de mener correctement de front la lutte contre les autres formes de criminalité et de délinquance. Les magistrats appellent à des changements d'organisation, et aussi de doctrine : moins privilégier la communication, que le travail souterrain permettant de remonter les filières.
Le temps du travail de police judiciaire, qui diffère de celui des médias et de la communication publique, doit être respecté.
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Face à un trafic internationalisé, le rapport invite l'État à davantage coopérer avec les pays étrangers concernés. Et peut-être aussi modifier la législation, afin de prendre en compte les nouveaux enjeux, comme les filières dirigées depuis une cellule de prison.