Les guerres de territoires que se livrent les réseaux de trafiquants de drogue ont fait 14 morts depuis le début de l'été à Marseille. Un enquêteur de la brigade des stups qui travaille depuis sept ans dans les cités des quartiers nord nous livre les dessous de cette lutte sanglante.
À Marseille, depuis le début de l'été, il ne se passe quasiment pas une semaine sans que le sang soit versé. 16 morts, c'est le lourd bilan des règlements de comptes liés aux réseaux de stupéfiants depuis le 16 juin.
Les victimes sont jeunes, parfois très jeunes, et les modes opératoires d'une extrême violence. Comment expliquer ces "réglos" en série ?
À Frais-Vallon, les Oliviers, Campagne Lévêque, la Castellane, la Paternelle, les guerres de territoires ont toujours existé. La "vague" d'homicides constatée depuis quatre mois est un phénomène bien connu des enquêteurs locaux.
Dans ces cités gangrénées par les trafics, on tue "soit pour récupérer un point de vente, soit c'est du "carottage", quelqu'un qui a volé une nourrice ou de l'argent..." explique ainsi un enquêteur de la brigade des stupéfiants qui souhaite rester anonyme.
"Il y a aussi ceux qui étaient en prison et qui essaient de reprendre leurs points de vente à la sortie, c'est tout ça qui est mélangé. Pour savoir exactement ce qu'il s'est passé pour tel ou tel règlement de comptes, c'est très compliqué".
Un plan stups à 100.000 euros par jour
Certains plans stups sont très lucratifs. À Campagne Levêque, le point de vente d'herbe tourne entre 80.000 et 100.000 euros par jour et le point cocaïne autour de 15.000 euros, détaille notre source.
De quoi susciter les convoitises et alimenter une guerre sans merci entre les "patrons" des points de drogue des différentes cités. 200 sont recensés sur la ville de Marseille, dont 140 dans les cités.
Les victimes qui tombent sous les balles des kalachnikov des trafiquants sont souvent les petites mains."Quand ils veulent mettre un coup de pression sur un réseau, ils arrivent, ils tirent soit en l'air soit sur les gens et forcément, les premiers qui prennent, ce sont les guetteurs et les charbonneurs (revendeurs,NDLR)". Beaucoup sont mineurs.
Pour ces jeunes des cités, souvent les plus pauvres de Marseille, sans perspective d'avenir, le trafic de drogue fait miroiter l'espoir de gagner énormément d'argent et de pouvoir flamber.
"Même très jeunes, ils voient les grands qui amassent de l'argent, qui roulent dans de belles voitures, qui ont de l'influence, et ils ont des modèles qui ne sont pas les bons".
Et une fois qu'ils ont mis un pied dans l'engrenage, c'est trop tard. Il n'y a plus de retour en arrière possible. Une fois à l'intérieur du réseau, c'est quasiment impossible d'en sortir vivant.
"Un charbonneur, le jour où il veut partir du réseau, on ne le laisse pas partir, on va lui dire qu'il manque 3.000 euros dans la sacoche - alors que c'est faux - que maintenant il va travailler deux mois gratuits. C'est très récurrent. La seule porte de sortie, c'est de quitter la région".
"Ils ont une peur terrible, ajoute-t-il, ils voient que les mecs se font brûler dans une bagnole, ils savent de quoi ils sont capables."
L'enquêteur ne croit pas aux vertus des passages par la case prison. "Aujourd'hui, la prison c'est un lieu de rencontre!". "La répression comme elle est faite ne fonctionne pas. J'entends parler de guerre contre les stupéfiants, nous, à la brigade des stups, on est tous morts de rire."
Il y a aucune guerre contre les stupéfiants, c'est une guerre de com.
Lors de sa venue à Marseille le 2 septembre, Emmanuel Macron a préconisé une politique de "harcèlement des trafics", annonçant le renfort de 200 policiers en 2022, pour "pilonner les quartiers".
Ces descentes de flics pour faire tomber des points de vente sont sans effet sur les trafics, selon l'enquêteur de la brigade des stups. Pour preuve, la dernière opération coup de poing qui a permis de saisir 30 kilos de drogue à Campagne-Lévêque ces derniers jours.
"Combien d'interpellés ? zéro ! ça ne sert à rien, on leur a pris 30 kilos mais ils font 70 et 100.000 euros/jour... ils n'en ont rien à faire. Même si vous interpellez le guetteur qui a 15 ans et le charbonneur qui en a 17, ça ne va pas casser le réseau... Derrière, la réponse pénale est très faible, quand il y en a une".
Un travail de Sisyphe
En fait, pour lui, la saisie de stups n'est pas le plus important. Pour frapper fort et désorganiser un réseau, il faut identifier et "taper" tous les maillons de la chaîne, du livreur jusqu'au gérant de point.
"Dernièrement sur Tarascon, on a pris 11 personnes, du guetteur au jusqu'au patron, le point n'a pas rouvert à ce jour", assure l'enquêteur, qui ne se fait pas pour autant d'illusion. "Bien sûr qu'il va réouvrir, mais là, vous avez de l'impact".
À Marseille, un point de vente qui tombe rouvre... quasi instantanément. "Ma plus grosse saisie, c'est 324 kilos sur une cité, une heure et demi après, le point était rouvert parce qu'on a tapé que dans les approvisionneurs pas dans la hiérarchie", raconte l'enquêteur de la brigade des stups. "Si vous enlevez les têtes, pour se réorganiser c'est très compliqué. Je ne dis pas que ça ne se remontera pas, mais ça va prendre du temps".
Si les descentes régulières sont à ses yeux nécessaires, la vraie solution pour lui, c'est une présence policière permanente au pied des immeubles.
"Si on veut faire la guerre, il faut se donner les moyens, mettre une compagnie de CRS, à l'année, nuit et jour, 365 jours par an, 24 heures sur 24, dans chaque cité, et il n'y a plus de réseaux, plus de deals. Aujourd'hui, on met des CRS mais de 10h à 16h, et à 16h quand ils s'en vont, le point de vente rouvre..."
La guerre contre les trafics de drogue doit se livrer "à la source". À Marseille, les trafics s'organisent principalement autour de l'herbe et de la résine de cannabis. 90 % du shit arrive du Maroc.
"Tout le monde sait que ça vient de là-bas, alors qu'est-ce qu'on attend ?, interroge l'enquêteur, c'est bien de faire une guerre contre les stups, mais si on ne va pas à la source, ça ne sert à rien... c'est de la com. Si on veut vraiment s'attaquer au fond du problème, il faut verrouiller les frontières, c'est diplomatique."
Le constat est amer. Le policier, qui a fait dix ans de Bac avant d'entrer aux stups, est allé voir le dernier film de Cédric Gimenez BAC Nord qui cartonne au cinéma. "C'est romancé, mais c'est totalement ça, ça colle à la réalité, j'ai vu des scènes que j'ai vécues", confie-t-il.
À Marseille, la réalité dépasse tristement la fiction.