Le Fonds d’Indemnisation des Victimes de Pesticides vient de reconnaître le lien entre l’oxyde d’éthylène utilisé dans l'entreprise Tétra Médical et les pathologies de trois enfants ardéchois exposés in utero à ce gaz toxique. Ils seront indemnisés pour leur préjudice. Les ex-salariés de l'entreprise basée à Annonay en Ardèche espèrent désormais une interdiction définitive de ce pesticide.
“Si j’avais su, jamais je n’aurais travaillé dans cette entreprise. Quand on voit les dégâts depuis un an”, souffle Aurélie Piot entre deux cuillerées à son fils. Attablé avec sa grande sœur, le petit garçon a fêté ses deux ans quelques jours auparavant. Ce petit bonhomme qui multiplie les sourires coquins, a déjà subi deux opérations chirurgicales très lourdes, car il est né avec une malformation congénitale.
"Une peur bleue des blouses blanches"
Après des mois d’angoisse, le petit garçon grandit bien, mais il reste très marqué par ses séjours à l’hôpital.
Son poids et sa taille étaient bloqués, il avait pris du retard sur la marche. Aujourd’hui, il a une peur bleue des blouses blanches. C’est un traumatisme qui est toujours dans sa tête. Il n’avait pas droit aux bains, ni de faire du vélo. C’était compliqué.
Aurélie Piot,ex-salariée Tetra Médical
Des soupçons qui se confirment
Très vite après la naissance, sa maman, ex-salariée de Tétra Médical, a des doutes : la pathologie de son fils aurait-elle un lien avec le gaz toxique auquel elle a été exposée pendant son activité professionnelle ?
Pendant un an et demi et jusqu’à la liquidation judiciaire en 2022, Aurélie Piot était agent de contrôle dans le laboratoire d’Annonay. Elle s’assurait de la conformité des packs de matériel chirurgical ou de compresses stérilisés avec l’oxyde d’éthylène, un gaz classé CMR, c'est-à-dire cancérogène, mutagène et reprotoxique.
Là-bas, elle portait une simple blouse, mais n’était équipée ni de gants, ni de masque de protection. Une prise de sang effectuée en février 2022, juste avant la fermeture de l’usine révèle un taux d’oxyde éthylène dans le sang de 353 pmol/gG. Le taux maximal autorisé est de 60.
Être reconnu comme victime
L'annonce est officielle depuis ce mardi 29 octobre, mais c'est en juillet 2024 qu'Aurélie Piot reçoit la bonne nouvelle. La MSA (Mutualité Sociale Agricole qui gère les dossiers de pesticides) confirme que le Fonds d’Indemnisation des Victimes de Pesticides retient bien “le lien de causalité entre l’exposition aux pesticides pendant la période prénatale du fait de l’activité professionnelle du parent”.
Pour avoir été exposé in utero à l’oxyde d’éthylène, son fils sera indemnisé. “C’est satisfaisant d’être reconnu comme victime".
Ça veut dire que les problèmes de santé de mon fils viennent bien de l’oxyde d’éthylène. C'est un petit soulagement, mais ça n’enlève pas la douleur et la colère. On se dit qu’on travaille pour payer ses factures et qu’on a mis en danger son fils.
Aurélie Piot
Le montant de l’indemnité restera secret car “l’argent ne compte pas. C'est un combat mené avec mon mari pour notre fils. Mais ça ne répare pas totalement. C’est une première étape qui nous aide à avancer. Cette victoire, c’est aussi celle de tous les bébés Tétra car il y en a malheureusement d’autres” regrette Aurélie.
Un autre enfant indemnisé
Romain, le fils de Sabine Bonnefoy, a 23 ans aujourd’hui. Lui aussi est un “bébé Tétra”. Pendant sa grossesse, Sabine était employée de production chez Tétra Médical. Son mari travaillait également dans ce laboratoire. À la naissance, c’est le choc : Romain est porteur du gène de la trisomie 21 et les médecins repèrent des cellules suspectes. Le diagnostic de leucémie est confirmé avant son premier anniversaire.
Pour évoquer cette période douloureuse, Sabine rembobine une vieille cassette VHS... Sur les images, une clarinettiste joue un morceau pour un bébé hospitalisé dans une bulle stérile. Romain est sur les genoux de sa mère qui porte cagoule, blouse et masque. "Il ne fallait surtout pas rentrer de microbes."
Un douloureux quotidien
Pendant les six mois d’hospitalisation, les traitements de chimiothérapie, Sabine a multiplié les trajets quotidiens entre sa maison de Lalouvesc, en Ardèche, et l’hôpital Debrousse à Lyon. Des heures de route. Et une vie familiale en suspens. “Je ne pouvais pas dormir sur place, c’était interdit. Quand je partais, Romain pensait qu’on l’abandonnait. Il a ensuite toujours eu peur de la nuit et de gros problèmes de sommeil. La leucémie l’a marqué, c’est éprouvant."
Quand on lui fait des myélogrammes et des ponctions lombaires sans anesthésie, c’est horrible. Maintenant, on a 20 ans de recul et on espère qu’il n’y aura pas de récidive. Mais il est très suivi, une prise de sang tous les six mois et ce sera à vie. Pour le moment, on est relativement tranquilles, mais jamais à l’abri de rien.
Sabine Bonnefoy,maman de Romain
"Il faudra trouver les responsables"
Là encore, le Fonds d'Indemnisation des Victimes de Pesticides a statué positivement. Romain est donc le 2ᵉ enfant indemnisé pour son exposition à l'oxyde d'éthylène. Une reconnaissance importante pour la famille du jeune homme qui est aujourd’hui cuisinier dans un ESAT.
"Maintenant, il dit : ah ben, au moins, je sais d’où ça vient". Elle ajoute : "On ne se lamente pas, ça fait partie de notre vie. On ne peut pas changer les faits, mais on aurait préféré éviter la maladie. Il n’aurait pas fallu travailler là-bas” conclut Sabine, fataliste.
À l’époque, je n’y ai pas pensé. Personne n’imaginait cela. Maintenant que le lien est fait, c’est révoltant. Romain, il n’avait rien demandé. Avoir infligé ça à des enfants... il faudra que, le moment venu, les responsables répondent de ce qu’ils ont fait.
Sabine Bonnefoy.
Une information judiciaire menée par le Pôle santé du parquet de Marseille est par ailleurs toujours en cours d’instruction.
Des dossiers emblématiques
François Lafforgue, avocat spécialisé dans ces dossiers d’atteintes à la santé, défend les victimes de pesticides depuis plus de dix ans. Il confirme que trois dossiers ont d'ores et déjà été validés sur les huit demandes formulées au Fonds d'Indemnisation. Deux ont fait l’objet d’un refus, l’appel est en cours. Trois autres dossiers sont toujours à l’étude.
Ces dossiers sont emblématiques des dérives de l’absence de prévention au travail. On n’assure pas la sécurité des salariés et les conséquences, on les découvre aujourd’hui. Ce sont, pour des employées, des cancers du sein reconnus en maladies professionnelles et maintenant, des pathologies lourdes chez les enfants.
François Lafforgue, avocat
Il estime également n'être "qu’au début des connaissances sur l’impact de l'exposition professionnelle des parents sur la santé de leurs enfants”.
Pour une interdiction totale
Sabine Bonnefoy est formelle, cette reconnaissance des préjudices est cruciale pour “éviter que ça ne recommence. Il faut arrêter d’utiliser l’oxyde d’éthylène”.
Un souhait largement partagé par les ex-salariés et l’Union locale CGT qui les accompagne depuis le début du scandale sanitaire.
Tous parlent d’une même voix “Il est temps de prononcer une interdiction définitive de ce gaz toxique encore utilisé en France pour les opérations de stérilisation. Des alertes venues du Canada ou des États-Unis nous rapportent que la toxicité de ce produit est très persistante dans les ateliers de production, au moins pendant 220 jours”, insiste Annie Thébaud-Mony, scientifique, chercheuse à l’Inserm et présidente de l’Association Henri Pézerat. L'association avait dénoncé en son temps le scandale des "crimes industriels" comme l'amiante et désormais, l'oxyde d'éthylène.