Chaque année depuis 23 ans, sans relâche, le quartier du Plan à Valence bat au rythme des plumes et des pinceaux de la littérature jeunesse. Mais cette année encore plus que les autres, ce festival revêt une dimension particulière après une série de meurtres et de menaces. Symbole d'une enfance retrouvée ?
Le salon du livre jeunesse de Valence, c'est un évènement trop peu connu qui rassemble pourtant la fine fleur de la littérature jeunesse depuis 23 ans. C'est aussi une rengaine, chaque année, "non cette année, on ne le refait pas" et puis parce qu'on ne se refait pas, l'équipe pédagogique de l'école Pierre Brossolette et leurs homologues de l'autre école du quartier se remettent à l'ouvrage.
Les éditions précédentes avaient rassemblé jusqu'à 10 auteurs dans 92 classes. Cette année il a fallu penser une édition resserrée. Faute de moyens suffisants, mais aussi car le quartier du Plan a connu des mois sombres minés par la violence. Meurtres, coups de feux quasi quotidiens, rixes et en juin des menaces proférées devant l'école. Une limite pourtant infranchissable, l'école avait toujours été préservée.
Plusieurs interventions de polices plus tard, le calme semble être revenu. "Mais jusqu'à quand?" se demande une mère de famille devant l'école. La question est sur toutes les lèvres. Celle des enseignants, des agents municipaux....
Cette période printanière accueille les premiers rayons de soleil, et ces fameuses rencontres autour du livre et de la lecture. Faute de fleurs qui poussent en nombre (le béton ne leur laisse pas beaucoup de place), les livres fleurissent. Et le festival symbolise un retour au calme après des mois de peur et de silence pendant lesquels les parcs étaient déserts et "on ne restait plus à discuter comme aujourd'hui devant l'école", raconte une mère de famille. "Maintenant ça revient", ajoute-t-elle avec le sourire. Sa fille en classe de CM1 sourit :
_" Il n'y a plus de problèmes"
_"C'est à dire ?", je me demande comment à son âge elle va formuler l'accalmie.
_ "Ça ne tire plus"
Des personnages qui trouvent des solutions
Plusieurs rencontres par jour sont organisées dans les classes, avec des talents très différents, après des semaines de préparation avec les élèves. Quand arrive le jour J, un mélange de curiosité et de fascination illumine les regards des élèves. Cette année, quatre auteurs sont invités à se joindre à eux pendant une semaine : Hubert Ben Kemoun, grand nom de la littérature jeunesse, à la réputation internationale, Inbar Heller Algazi, autrice israélienne de plusieurs ouvrages très poétiques, Sébastien Gayet, auteur ardéchois et local de l'étape et enfin Peter Eliott, un fidèle du festival, arrivé de Belgique.
Hubert Benkemoun était déjà venu dans le salon du livre jeunesse du Plan en 2011. "Le monde a changé depuis, et si je reviens, c'est parce que ces élèves, compte tenu de ce qu'ils vivent en ont besoin encore plus que d'autres. Non pas parce qu'ils sont moins ceci ou plus cela, mais simplement parce que dans nos livres, ils vont croiser des personnages qui leur ressemblent, qui ont des problèmes et trouvent des solutions".
"Ce n'est pas facile, vous savez, de vivre dans un quartier d'où on ne peut pas facilement sortir et où on a la trouille" ajoute-t-il. "Quand je viens dans cette école, je suis dans un havre, au sens de l'asile. Un asile à la Dolto, au sens : pose-toi là, tu es en sécurité."
C'est également ce que ressentent les autres auteurs venus pour cette édition 2024. Peter Eliott est venu à trois reprises dans le cadre du festival. Et chaque fois, il se sent dans cette école et dans l'école voisine comme dans "une oasis très différente de ce qu'il se passe à l'extérieur. Ici, les enfants peuvent respirer" explique-t-il.
Inbar Heller Algazi vient quant à elle pour la première fois. Habituée des festivals, elle apprécie notamment le fait qu'"ici les auteurs vont vers leurs publics et que pendant une semaine ils sont dans les classes du quartier avec des rencontres prévues ici et non pas en centre-ville. Personne du quartier ne viendrait si c'était ailleurs. Or là, on peut toucher les publics en dehors de la classe".
Peut-on être un enfant ici comme ailleurs ?
Pour les auteurs, les familles, les enfants, les enseignants, ce festival a donc une résonance particulière.
En assistant à la séance de dédicaces en présence de nombreuses familles, on en oublierait presque qu'en face de la rue, il y a des impacts de kalachnikov dans la vitrine de la boulangerie. Depuis plusieurs semaines, on ne les voit plus, les rideaux sont baissés, tous comme ceux du tabac d'à côté et de la poste, pendant toute la matinée du vendredi. Ce qui réduit à néant la présence de commerces ou de service public, hormis la maison pour tous, centre d'action culturelle et sociale qui trône au cœur du quartier, mais n'est pas forcément toujours fréquentée.
En classe, quand les enfants fabriquent des affiches ou éclatent de rire devant un personnage, difficile d'imaginer que des psychologues sont intervenus et ont constaté des états de chocs posttraumatiques liés aux différents meurtres et aux rixes qui ont côté la vie à de jeunes hommes et en ont envoyé d'autres aux urgences.
Pour les habitants aussi, ce festival est donc un symbole du retour à la vie d'un quartier qui était plongé dans la torpeur. Les enfants emmènent leurs parents pour leur présenter les auteurs qu'ils ont rencontrés, "ils sont tellement fiers de nous présenter des écrivains et des illustrateurs" explique une maman qui attend impatiemment l'arrivée des artistes à la table de dédicace.
Pas seulement de la littérature
Le salon du livre du Plan pose donc une question de fond de notre pacte républicain : peut-on être un enfant ici comme ailleurs ? Oui, le temps d'un festival, à la maison pour tous, lieu de rencontres trop peu utilisé par les habitants. Valence n'est pas un cas isolé, partout où ces violences de bandes, de trafic de drogue prennent le pas sur le droit à la sécurité, l'enfance est fragilisée. Marseille, Nîmes, Vénissieux, Grenoble et de nombreux quartiers d'Île-de-France posent la même question.
Un salon du livre jeunesse peut sembler bien anecdotique dans ce contexte. Mais il représente le "droit à l'excellence, et à l'école de la promotion collective" comme le nomme Serge Bessede, directeur de l'école Pierre Brossolette, un droit tant défendu par l'ensemble des équipes des écoles du quartier. Valence bénéficie d'un nouveau dispositif pour les quartiers Politique de la Ville. Une Force d'action républicaine, synergie de tous les services de l'Etat est en train de dresser un diagnostic en vue de mener des actions concertées.
Acteurs du changement
Le volet répressif et policier en ce printemps 2024 a fait son effet, les quartiers où la violence faisait rage ont retrouvé un semblant de normalité. Une situation plus "normale", du moins comparable aux autres quartiers de Valence, en termes de logement, d'accès à l'emploi, aux services public, est donc très attendue par les habitants et les acteurs de terrain.
"Je suis devenu auteur pour ne pas laisser les autres parler à ma place" a affirmé Hubert Ben Kemoun devant une classe de CM1, nombre d'habitants espèrent vivement devenir acteur du changement à venir.