Les agriculteurs en colère multiplient les actions contre les grandes surfaces pour dénoncer les faibles prix de revient de leurs produits. Mais qu'y a-t-il vraiment dans notre caddie de courses ?
Depuis plusieurs jours, les grandes surfaces sont nombreuses à être visées par des actions des agriculteurs en colère. Le Leclerc de Beaune a par exemple été aspergé de lisier vendredi 26 janvier ; le dépôt Aldi a été bloqué. Une façon pour les producteurs de dénoncer les marges des distributeurs et l'import de produits venus de l'étranger en concurrence à l'agriculture française. D'où viennent vraiment les produits que l'on achète, et combien sont payés les agriculteurs ?
Pour le savoir, nous avons acheté plusieurs produits dans un hypermarché de l'agglomération de Dijon. Puis, nous les avons apportés à Mathieu Faivre, secrétaire général des Jeunes Agriculteurs de Côte-d'Or, producteur de volaille et de blé à Montmain près de Seurre.
Jambon et lardons
- 2 tranches de jambon de porc (1,57 €)
- 4 tranches de jambon Label Rouge (4,29 €)
- 250 grammes de lardons (3,99 €)
"On est à environ un euro la tranche de jambon, c'est du porc français, Label Rouge. Je ne m'inquiète pas, je pense que ça reste abordable", explique Matthieu Faivre. "Par contre, les lardons... Ils sont "fabriqués à partir de viande de porc origine UE". C'est une provenance large, on ne connaît pas le pays où ça a été transformé et élevé. On sait simplement que c'est distribué par une entreprise française."
Filet et cuisses de poulet
- 500 grammes de cuisses de poulet sans antibiotiques (3,31 €)
- Environ 1 kilo de filet de poulet premier prix (10,81 €)
- Environ 500 grammes de filet de poulet marque distributeur (6,68 €)
- Environ 500 grammes d'émincé de filet de poulet sans marque (5,76 €)
"On voit des logos "élevé en France", "volaille française"... Là, on a du poulet "inconnu" ! C'est un produit qui a été remballé par le supermarché. On sait simplement que c'est du poulet blanc standard, aucune information sur l'élevage, l'abattage, le lieu de découpe... On n'a aucun suivi. Je serais en magasin, j'irais demander au rayon boucherie. En plus, il est aussi cher que les autres."
Les premiers prix tournent autour de 10 à 11 euros le kilo pour les filets... Et 6,90 euros pour les cuisses de poulets bio ! "Et c'est du poulet né, élevé et préparé en France... C'est loin d'être excessif en prix", note Mathieu Faivre. Il explique que c'est lié à la différence de morceaux : le filet est plus cher car plus facile à cuisiner, dépourvu d'os et de peau.
Steak haché
- 2 steaks bio façon bouchère (5,90 €)
- 2 steaks façon bouchère (4,65 €)
- 1 steak classique (2,45 €)
"C'est bien étiqueté côté trançabilité, mais c'est le prix qui m'embête un peu", indique le secrétaire général des Jeunes Agriculteurs.
"Quand on sait que la viande bovine est en moyenne payée autour de 5 euros le kilo aux éleveurs et qu'on arrive à un prix multiplié par 4 ou 5 en magasin..."
Mathieu Faivresecrétaire général des Jeunes Agriculteurs de Côte-d'Or
En effet, les steaks hachés que nous avons achetés nous ont coûté entre 20 et 25 euros le kilo. "Je veux bien qu'il y ait des frais d'abattage, d'emballage, de transport, des charges sur le magasin... mais comment peut-on expliquer que ce soit l'éleveur qui gagne le moins sur toute la chaîne ?"
Saucisses
- 6 saucisses type "knack", premier prix (0,79 €)
"Au début, c'est marqué "porc origine France." Mais ensuite, dans les ingrédients, on a du poulet origine UE !" s'indigne Mathieu Faivre.
"C'est un peu choquant quand on sait que l'élevage avicole en France a subi de grosses pertes dues à la grippe aviaire, et qu'on va chercher de la viande ailleurs dans l'UE."
Matthieu Faivresecrétaire général des Jeunes Agriculteurs de Côte-d'Or
"Les autres pays n'ont pas forcément les mêmes normes, la même densité et les mêmes conditions d'élevage. À l'étranger, on ne regarde pas forcément le bien-être animal."
Prix des 6 saucisses : 0,79 euros. Imbattable. "Après, on appelle ça des saucisses mais il n'y a que 27 % de viande", nuance Mathieu Faivre.
Mousse de canard
- 1 tranche de 170 grammes en barquette (2,39 €)
"On est sur un produit transformé, aucune étiquette sur le devant du produit concernant la provenance." Il faut retourner la barquette pour découvrir la liste des ingrédients. "On voit que c'est marqué "foie de canard", mais on n'a pas de provenance, on ne sait pas si ça vient de France... On est quand même à 13,50 euros le kilo, ce qui n'est pas négligeable, et on ne sait pas du tout d'où ça vient."
Pourtant, il est bien affiché "qualité supérieure" sur cet emballage ! "Mais on peut marquer ce qu'on veut. Il n'y a aucune charte, label, certification pour justifier cette "qualité supérieure", critique Mathieu Faivre.
Ail
- 3 gousses d'ail fumé français (4,29 €)
- 3 gousses d'ail blanc espagnole (4,69 €)
Ici, le produit français est moins cher de 40 centimes que celui venant de l'étranger ! "Là, on voit qu'acheter français n'est pas forcément plus cher."
Tomates
- 500 grammes de tomates bio espagnoles (3,39 €)
Ce filet de tomates est bien vendu en bio, mais il ne vient pas de France. "Le problème, c'est qu'à cette saison, on n'aura pas de tomates françaises. C'est un problème de consommation : tout le monde veut manger des produits en toute saison", déplore le secrétaire général des Jeunes Agriculteurs.
"Là, vous achetez des tomates bio donc vous êtes content, mais elles viennent d'Espagne et sont produites sous serre. En plus elles sont orange, elles n'ont pas l'air d'avoir beaucoup de goût... Je ne pense pas qu'elles aient beaucoup vu le soleil." C'est vrai qu'elles sont bien pâlichonnes, pour des tomates rouges.
Huile
- 1 huile de marque grand public "origine France" (2,05 €)
- 1 huile de colza "premier prix" (1,83 €)
Ici, il faut chausser ses lunettes pour lire les petites lignes ! L'huile "origine France" affiche un petit astérisque... "Et quand on regarde, c'est marqué *5 % d'huile de lin non française", note Mathieu Faivre. Passe encore. Mais c'est l'huile "discount" qui pose le plus problème.
Sur la bouteille, le mot "France" écrit en gras nous saute aux yeux. En fait... C'est "mis en bouteille en France". Mais l'huile, elle, vient de l'UE. C'est marqué, en tout petit, sur l'arrière de la bouteille. "Le consommateur voit ça, il se dit "chouette, je vais faire une bonne action en achetant français, et en fait..."
"Quand on se penche dessus on voit que c'est purement de la communication. C'est tromper le consommateur, et malheureusement, on ne lit pas toujours les petites lignes."
Mathieu Faivresecrétaire général des Jeunes Agriculteurs de Côte-d'Or
Mayonnaise
- Mayonnaise "goût américain", marque grand public (2,01 €)
- Mayonnaise "de Dijon", marque grand public (3,08 €)
La première indique des oeufs de poule élevées en plein air, "mais on ne sait pas où". La seconde, une marque bien connue des Dijonnais, affiche fièrement un logo tricolore. Là, les oeufs sont bien français. Mais le reste... "La moutarde de Dijon, on ne sait pas d'où vient la graine !" note Mathieu Faivre. Il faut se le rappeler : la "moutarde de Dijon" n'est qu'une recette, au même titre que le boeuf bourguignon : on peut en produire partout.
"Si vous voulez de la moutarde faite ici, il faut chercher l'IGP "moutarde de Bourgogne", rappelle Matthieu Faivre.
Gâteaux
- Un paquet de gâteaux, marque grand public (1,49 €)
Le paquet affiche une "charte harmonie" vantant du "bon blé" et de "bons biscuits", en "partenariat avec les agriculteurs". Il fait référence à la charte "Harmony" respectée par ce produit. "Mais nous n'avons aucun détail sur cette charte, moi je ne sais pas ce que c'est. On n'a pas les provenances."
Il faut se rendre sur internet pour consulter cette fameuse charte "Harmony". Et l'on découvre que le blé de ces biscuits a des chances de ne pas être français ! "Ce programme pionnier collabore maintenant avec ~1 3601 agriculteurs dans 7 pays européens (Belgique, République tchèque, France, Hongrie, Italie, Pologne et Espagne), qui cultivent ~98% de nos besoins en blé pour produire nos biscuits européens", décrit le groupe Mondelez qui produit ces biscuits.
Lait
- 25 cl de lait demi-écrémé (0,71 €)
- 50 cl de lait entier (0,95 €)
- 1 litre de lait demi-écrémé bio (1,22 € le litre)
Ces trois laits sont d'origine française. Ce qui tracasse davantage le secrétaire des Jeunes Agriculteurs, c'est plutôt le prix. "Le lait standart est payé 450 à 500 euros les 1000 litres, ça fait 45 centimes d'euros du litre payé. On est sur des marges intermédiaires affolantes."
Conclusion ?
"Si on fait le global de tous ces produits, je dirais que si l'agriculteur a gagné 10 % du prix de ce caddie, c'est déjà pas mal..." conclut Mathieu Faivre. Lui-même le constate dans son exploitation, sur le canard notamment :
"On vend des filets 10,80 € en sortie d'abattoir, je les retrouve à 24 € au supermarché. Il faut se réveiller et se dire : où va l'argent ?"
Mathieu Faivresecrétaire général des Jeunes Agriculteurs de Côte-d'Or
► Les lois Egalim votées en 2018 et 2021 sont censées mieux protéger les revenus des agriculteurs. Ainsi, les supermarchés ont notamment interdiction de négocier le coût de la matière première agricole. Mais entre-temps, l'inflation et le contexte ont changé la donne. Aujourd'hui, "certains" distributeurs "renient le principe de non-négociabilité et refusent de reconnaître la hausse des coûts de production industriels (énergie et salaires)", reproche la Coopération agricole. En réponse, le gouvernement promet de multiplier les contrôles des distributeurs et des industriels pour "protéger le revenu des producteurs".