Le Salon international de l’agriculture s’est ouvert ce samedi 26 février dans un contexte géopolitique particulier en raison des derniers évènements en Ukraine. Le conflit peut-il avoir des conséquences sur les éleveurs et producteurs de Bourgogne-Franche-Comté ? Plusieurs exposants nous répondent.
“Tout est arrêté, les bombes nous tombent sur la tête, raconte Natalia. Ici, à Kiev, les gens pensent à sauver leurs vies.” La jeune femme ukrainienne continue de regarder ses mails professionnels mais depuis deux jours, c’est sa vie qui est en jeu, pas son avenir professionnel. Avant la guerre, la jeune femme était régulièrement en contact avec des Français qui souhaitaient développer l’élevage en Ukraine. Elle travaille pour une société française implanté en Ukraine pour aider les entreprises françaises à exporter leurs produits en Ukraine.
Une commande de semences au groupe Coopex Montbéliarde était justement en cours pour l’Ukraine mais les éleveurs de ce pays en guerre ont d’autres problèmes bien plus graves à régler. “C’est moi qui aie démarré le marché en Ukraine” raconte Jean-Paul Brun, spécialiste de l’export des Montbéliardes via le groupe Coopex, tout en ayant une pensée pour ses relations professionnelles ukrainiennes. On a fait quelques camions pour ce pays.” Quelques centaines de génisses Montbéliardes sont parties en Ukraine il y a quelques années. Mais c’est moins important que nos ventes en Pologne ou en Roumanie. En 2020, sur dix génisses nées en Franche-Comté, une a été exportée.
En 2021, les pays de l’Est représentent 15% environ des ventes de génisses Montbéliardes à l’export. La majorité des exportations sont tournées vers le Mahgreb, le Cameroun, le Sénégal, Madagascar. “Nous, on a le nez tourné vers l’Afrique”. Le groupe Coopex cherche à développer des filières complètes pour développer les ressources locales.
C’est ce qui s’est passé avec la Russie. Après une première expérience dans les années 2010, Coopex a vendu des Montbéliardes pour une ferme industrielle de 5000 vaches au sud de Moscou. Leur client, un industriel proche du pouvoir, avait pu braver l’embargo car le lait de cette ferme est transformé en fromages. Une production locale devenue indispensable après l'embargo sur les fromages
Un embargo russe sur les produits alimentaires depuis 2014
Difficile d’échapper donc au contexte géopolitique même au Salon de l’Agriculture. En visite express ce samedi 26 février pour l’ouverture de la 58ème édition de l’évènement, Emmanuel Macron est revenu sur les attaques russes en Ukraine et ses potentielles conséquences pour le monde rural.
"De manière certaine, il y aura des conséquences sur nos exportations pour les grandes filières", a-t-il avancé, citant les secteurs du vin, des céréales et de l’alimentation du bétail. On se souvient qu’en août 2014, Vladimir Poutine a décrété un embargo total sur les produits alimentaires venus d’Europe et des Etats-Unis. Une réaction aux sanctions internationales prononcées à l’époque contre la Russie pour son intervention dans la crise ukrainienne. Le pays avait notamment annexé la Crimée. En 2022, l’embargo est toujours en vigueur, concernant l’ensemble des produits alimentaires comme le bœuf, le porc, la volaille, le fromage ou le lait, mais pas les vins et les spiritueux.
Pour la filière du vin, l’Ukraine et la Russie étaient des marchés émergents
Juré lors du concours général des vins de Bourgogne ce samedi, Vincent Mongeard est venu pour une seule journée au Salon de l’agriculture. Pour ce producteur installé à Vosne-Romanée (Côte-d’Or), l’exportation représente 70 % de son activité. "Nos plus gros clients, ce sont les Etats-Unis, le Japon mais aussi des pays émergents qui cherchent à se faire plaisir". Mais depuis 4 ans, il travaillait ponctuellement avec l’Ukraine et la Russie. "C’était de l’ordre du balbutiement, ce n’était pas de gros chiffres en terme d’exportation. Mais ça se développait assez bien. On va pouvoir faire une croix sur ces marchés pour un an ou deux", se désole-t-il.
Le viticulteur à la tête d’un domaine de 30 hectares réalisait également un travail pédagogique auprès de cette clientèle venue de l’est de l’Europe. "Il n’y avait pas de demande pour des crus ou des appellations précises. Les Russes et Ukrainiens sont attirés par une gamme assez étendue. Ce sont des consommateurs qui se cherchent. Il y avait une part d’éducation à faire et d’informations à fournir. Là on se retrouve un peu embarrassés, les relations vont être rompues".
Mais les échanges avec les marchés russes et ukrainiens comportaient jusque-là certaines contraintes, notamment financières. "On transitait par Londres et le Luxembourg pour récupérer nos factures. Ce sont des pays qui n’étaient pas accessibles mais il nous fallait des garanties de la part d’organismes installés en Europe".
Sully Taillet, viticulteur à Nuits-Saint-Georges, travaillait lui-aussi ponctuellement avec des clients russes et ukrainiens. Comme Vincent Mongeard, il a dû faire face à certains freins inhérents à ces marchés, notamment en matière de routes commerciales. "Le problème, c’est qu’on ne peut pas acheminer les commandes directement de la France à la Russie ou l’Ukraine. Moi je les envoyais en République Tchèque ou en Slovaquie avant qu’une autre personne ne s’occupe de les amener en Russie ou en Ukraine".
Bien installé derrière son stand, au cœur des 500 mètres carrés de l’espace dédié aux spécialités de la région durant le Salon de l’agriculture, Sully Taillet ne s’inquiète pas réellement des conséquences de la guerre en Ukraine pour son activité. Mais selon lui, les évènements pourraient contribuer à prolonger l’augmentation des prix de la bouteille de crus de Bourgogne. A l’heure actuelle, il vend par exemple les vins de Beaune 140 euros la pièce, contre 60 euros il y a 8 ans.
Vincent Mongeard assure pourtant que les prix ne monteront pas. "On peut redistribuer les vins non-vendus sur des marchés où il y a une forte demande". Le viticulteur craint plutôt de potentielles répercussions sur les échanges avec la Chine, client beaucoup plus stable que la Russie et l’Ukraine. "C’est un marché en plein développement. Mais si l’Europe menace les Russes de lui mettre des bâtons dans les roues, la Chine pourrait nous imposer des taxes. Ce serait fort dommageable pour nous. Cela fait longtemps qu’on travaille avec la Chine, cela fonctionne très bien, mais ce sont des régimes imprévisibles", estime-t-il.
Inquiétude sur le coût de l'énergie
L’export est un des moteurs de la filière Comté. Mais depuis 2014, impossible de trouver du Comté en Russie. Depuis l’embargo russe, l’importation de produits laitiers et donc de fromages est interdite en Russie. “A l’époque, se souvient Alain Mathieu, le président du CIGC, Comité Interprofessionnel de Gestion du Comté, on avait perdu un marché de 150 tonnes de Comté vendues sur un an en Russie. ” Les exportations de Comté (hors pays limitrophes de la France) représentent 25% des ventes à l’international. Le marché ukrainien n’a pas été encore démarché.
“D’abord, il s’agit de penser à nos voisins ukrainiens” souligne Alain Mathieu. Plus que la vente du Comté, c’est le coût de l’énergie qui pourrait préoccuper les agriculteurs. Entre décembre 2020 et décembre 2021, le cours du gaz a progressé de 14% et celui des carburants de 47%. Plus inquiétant pour les agriculteurs qui utilisent des engrais azotées, l’augmentation du cours est de 138 % sur cette même période.
"Pas de pénurie et d’augmentation des prix des céréales en France"
Céréalier installé au sud de la Côte-d’Or, à Losne, Philippe Dubief est présent au Salon en tant que vice-président de l’Association générale des producteurs de blé (AGPB) et président du comité de communication de la filière française. A la tête d’une ferme qui produit 3 000 tonnes de matières premières chaque année, notamment du blé, de l’orge, du maïs, du soja et du colza, il nous détaille avec précision les données du marché céréalier.
La France est ainsi le 5ème exportateur en céréales, avec 12 % des envois mondiaux. Mais le pays arrive derrière l’Ukraine, 4ème exportateur et la Russie, leader du secteur depuis 2016, avec la majorité de ses clients situés au Moyen-Orient, en Egypte ou encore en Algérie. Mais malgré la prédominance des deux pays, Philippe Durief assure que les derniers évènements n’auront pas d’impact sur les capacités de production et sur les prix en France, malgré une forte volatilité du marché. Au premier jour du conflit, les prix ont augmenté de 10 à 12 % avant de retomber aussi subitement le lendemain.
"Il n’y aura pas de pénurie et pas d’explosion des prix en France. C’est faux !"
Philippe Durief, céréalier en Côte-d'Or
"En juillet 2022, on aura un stock qui sera largement confortable. Structurellement, on a suffisamment de blé et de céréales. Il n’y aura pas de problème de pénurie pour nous ! Une fois ces éléments posés, on a du mal à percevoir toutes les implications et conséquences du conflit".
Ce sont alors les pays dépendant des exportations russes et ukrainiennes qui devraient être concernés par de fortes perturbations. La France pourrait alors exporter ses surplus de production à ces états pénalisés. "En fonction des récoltes, la France sature d’abord son marché intérieur, puis l’Union européenne puis les pays tiers. Ces pays font des offres en fonction du prix. Si demain ils se positionnent sur le blé français, bien-sûr on leur enverra".
Les producteurs français pourraient donc bénéficier du contexte géopolitique pour s’imposer au Maghreb face à leurs concurrents russes. Et particulièrement en Algérie, où la Russie représente 10 % des importations de blé. Une évolution qui aurait des conséquences en Bourgogne-Franche-Comté, 5ème région française la plus productrice de céréales dont le blé, exclusivement meunier, est en partie acheminé vers les pays maghrébins.
Le tout, alors que d’ici 2050, il faudra produire 30 à 50 % de céréales en plus pour répondre à la demande mondiale. "La Russie et l’Ukraine vont détenir des marchés extrêmement importants. Il faut que la France soit au rendez-vous de la production. La souveraineté alimentaire est un enjeu primordial de nouveau au centre du jeu", conclut le céréalier bourguignon.