Ancienne prostituée, elle dénonce la "pénalisation du client" qui fragilise "encore plus" les travailleuses du sexe en France

La France a le droit de pénaliser l'achat de relations sexuelles. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a tranché le 25 juillet, 2024. Elle était saisie par 261 travailleuses et travailleurs du sexe qui dénonçaient la loi de 2016 sanctionnant leurs clients. Une décision qui provoque la colère d'une ancienne prostituée près de Montbéliard (Doubs).

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Elle a vendu son corps pendant 18 ans. Un peu de son âme aussi, avoue-t-elle. Aline Peugeot, 57 ans, a tiré depuis longtemps un trait sur son passé de prostituée. Mais elle n'a rien oublié de ces années passées dans une "maison close" à Strasbourg (Bas-Rhin). Et elle est la première aujourd'hui encore à défendre celles qu'on appelait étrangement autrefois les "filles de joie". Pour elle, la décision de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) est tout simplement une "aberration".

L'institution avait été saisie il y a cinq ans déjà par 261 travailleuses et travailleurs du sexe qui dénonçaient l’impact négatif de la loi du 13 avril 2016. Ce texte a mis fin en France au délit de racolage, tout en instaurant la pénalisation des individus ayant recours aux services d’une personne prostituée. La CEDH a rendu son avis le 25 juillet 2024. Elle estime que cette loi ne viole pas la Convention européenne des droits de l’homme.

"Le plus vieux tabou du monde"

"Le corps des femmes n'est pas à vendre, le désir ne s'achète pas", s'est aussitôt félicitée Aurore Bergé. La ministre démissionnaire, chargée de l'Egalité entre les femmes et les hommes, s'est réjouie que la juridiction internationale "valide la position abolitionniste de la France". C'est un "signal fort que la CEDH conforte la loi française", applaudit de son côté Lenaïg Le Fouillé, secrétaire générale du Mouvement du Nid, association abolitionniste.

Des réactions qui ont fait bondir Aline Peugeot. "Encore une fois on n'écoute pas ceux qui sont au cœur du problème, explique-t-elle à France 3 Franche-Comté. Parler de désir, cela montre que tous ces gens ne connaissent pas le sujet, qu'ils ne l'ont pas vécu."

Je ne comprends pas cette chasse aux sorcières. Le plus vieux métier du monde est aussi le plus vieux tabou du monde. L'interdiction n'est pas une solution. On n'éradiquera pas la prostitution. S'en prendre aux clients, c'est juste compliquer les choses, les rendre plus dangereuses et favoriser le proxénétisme.

Aline Peugot, ancienne prostituée.

Clandestinité, agressions et MST

Depuis 2016, le racolage dans la rue a été prohibé et chercher une relation sexuelle tarifée est désormais passible d'une amende de 1500 euros et de 3750 euros en cas de récidive. Même si les "clients" sont rarement poursuivis.

Mais dans les faits, cette loi a eu de lourdes conséquences sur les travailleurs du sexe, quel que soit leur genre, insiste Aline Peugeot. La CEDH l'a d'ailleurs reconnu dans son arrêt. La "pénalisation du client" aurait poussé les personnes prostituées à la clandestinité. Elle les aurait davantage exposées aux agressions et aux infections sexuellement transmissibles. Leurs conditions de travail se seraient aussi dégradées. 

"Ayant moins de clients, ma possibilité de choix s'est réduite, a ainsi témoigné A.M, l'une des 261 requérantes, sous couvert d'anonymat. Et depuis cette loi, je me suis vu accepter des pratiques (et des tarifs) que j'avais la possibilité de refuser avant". Et elle a souligné sa "grande difficulté, voire une impossibilité, à imposer la capote".

"Je pouvais trier et choisir le client avant cette loi. Depuis qu'il se fait rare, je prends des risques", rapporte S.T., également citée dans l'arrêt. "Certaines collègues se sont fait violenter, voler alors que cela n'arrivait jamais avant".

Pour protéger mes clients qui ne veulent plus être surpris par la police, je suis contraint d’accepter de les recevoir chez moi même si je n’en ai pas envie, et prendre le risque qu’un faux client, un agresseur se faisant passer pour un client, sache où j’habite et décide de me harceler, me menacer ou me dénoncer auprès de mes voisins.

T.S., travailleur du sexe, cité dans l'arrêt de la CEDH.

"J’ai été obligée de changer mes modalités de travail, raconte encore H.D., prostituée d'origine étrangère, dont le témoignage est repris par la CEDH. Je ne cherche plus les clients dans la rue mais via des annonces sur Internet car les clients ne viennent plus dans la rue à cause de la peur de la pénalisation. Pour pouvoir travailler, je dois exercer le travail du sexe de manière mobile partout en France via des annonces sur Internet et dois faire appel à des intermédiaires pour rédiger mes annonces, trouver des appartements de travail et répondre aux appels des clients étant donné que mon niveau de français n’est pas suffisant."

Human Rights Watch qui regrette la décision de la cour, estime de son côté que la loi a entraîné une augmentation des meurtres, "avec 10 travailleuses du sexe tuées en France sur une période de six mois en 2019".

"Tu bois ou tu te drogues, comme les autres"

Pour Aline Peugeot, il faut en finir avec les caricatures. Les prostituées sont avant tout des victimes, qui n'ont souvent pas d'autres moyens que de se vendre pour survivre. Et en les empêchant de gagner leur vie en toute sécurité, "l'Etat participe à cette injustice".

Celle qui est devenue coach en développement personnel dans le pays de Montbéliard (Doubs) sait combien chaque histoire est complexe et différente. La Franc-comoise a révélé la sienne dans un livre. Enfant non désirée, abandonnée par sa mère à l'âge de deux ans dans un orphelinat à Besançon, elle a été adoptée à 5 ans et demi. "Dès le départ, j'avais ce manque affectif", confie-t-elle. De son propre aveu, elle sera Incapable de trouver sa place dans cette célèbre et grande famille d'industriels qui l'a recueillie et lui a donné son nom. "J'étais très mauvaise élève, on me répétait que je ne valais rien, j'étais blonde aux yeux bleus et j'étais persuadée que je ne pourrais gagner ma vie qu'avec mon physique."

À 17 ans, elle quitte la maison, part en pension, tombe enceinte, se marie avec le père de son enfant encore étudiant, puis divorce et, sans métier ni ressources, perd très vite pied. "Je me suis retrouvée à la rue et un jour, quelqu'un m'a dit : il y a un endroit où tu pourras gagner de l'argent. Je ne pensais pas que cela devait aller jusqu'à l'acte sexuel."

J'ai dit à la femme qui tenait la maison close que j'étais trop timide et que je n'y arriverais pas. Elle m'a répondu : "tu bois ou tu te drogues comme les autres, et tu verras, ça ira tout seul !" Aors, j'ai choisi l'alcool...

Aline Peugeot, ancienne prostituée.

."Je n'en veux à personne car personne ne m'a forcée à le faire", insiste la quinquagénaire. Je n'ai pas de rancœur. On dit que c'est facile, mais on y laisse beaucoup de nous-mêmes. On y laisse sa joie de vivre, l'estime de soi et plein de possibles. On ne s'en aperçoit qu'après. Sur le coup, on pense qu'on maîtrise alors que c'est tout le contraire, on n'est plus qu'un jouet."

Au bout de ce "jour sans fin" qui a duré jusqu'à ses 40 ans, Aline Peugeot a heureusement pu trouver une porte de sortie. Et grâce à l'aide de celui qui est devenu plus tard son compagnon, reprendre confiance en ses capacités et retrouver un avenir. Elle dispense désormais des conférences et partage ses conseils dans de nombreux ouvrages.

Sans jamais renier ce qu'elle a été. "Ça vous colle à la peau et même quand on s'en détache, certains font tout pour vous le rappeler", sourit-elle. Et elle continuera inlassablement à militer pour la réouverture des "maisons closes", pour mieux protéger ces femmes ou ses hommes qui n'ont souvent pas d'autre choix que de se prostituer.

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