Près d'Yverdon, en Suisse, le Vaudois Patrick Genaine a installé dans son jardin une mystérieuse cabine, inspirée du "téléphone du vent", créé il y a 13 ans au Japon. Les visiteurs endeuillés peuvent venir librement s'y recueillir et appeler symboliquement leurs proches disparus.
C'est une jolie cabane en bois clair, installée dans un jardin de Villars-Burquin (Vaud). Entourée d'arbres, de plantes, de buissons et de fleurs aux beaux jours. Elle domine le lac de Neuchâtel et, quand l'horizon est dégagé, elle offre une vue imprenable sur les Alpes du Nord. À l’intérieur, un vieux téléphone en bakélite noir, sans prise. Et aussi un téléphone gris décoré d'étoiles, pour les enfants, qui n'est pas branché lui non plus. Car ici, on vient parler à ceux qui sont partis.
Le "téléphone du vent" propose à qui le souhaite de converser avec ses proches disparus. Un dialogue symbolique pour aider enfants et adultes à traverser le deuil.
"Je n'en avais jamais entendu parler auparavant, avoue Patrick Genaine, le gardien de cette mystérieuse cabine téléphonique, à France 3 Franche-Comté. Mais ça s'est imposé comme une évidence". L'homme est travailleur social, thérapeute de famille et accompagnant du deuil dans une association. "J'ai tout de suite pensé que ça allait parler aux gens autant que ça me parlait à moi, et que ça répondait à un besoin."
Né au Japon, devenu célèbre après le tsunami de 2011
Patrick Genaine a découvert ce concept, presque par hasard, en lisant l'ouvrage d'une sociologue française établie au Japon. Dix petites lignes qui ont été pour lui une vraie révélation.
Elles racontent l'histoire d'Itaru Sasaki, ce paysagiste qui avait installé en 2010 une cabine téléphonique dans son jardin à Ōtsuchi, au nord-est de l'île de Honshū, pour pouvoir communiquer avec son cousin décédé. Poétiquement, il considérait que le vent transmettait ses paroles à l’au-delà.
Le 11 mars 2011, la cité côtière, ouvrant sur l'océan pacifique, a été touchée par un tremblement de terre et le raz-de-marée qui a suivi. Ses parties basses et le port ont été plus particulièrement dévastés par l'ampleur de la vague ayant touché la ville. Après la catastrophe, la cabine a été ouverte au public et a déjà accueilli plus de 30 000 visiteurs.
Chaque année, des milliers de Japonais s'y rendent en pèlerinage. La cabine a inspiré le roman Ce que nous confions au vent de Laura Imai Messina et le film Kaze no denwa de Nobuhiro Suwa. Il en existe désormais trois au Japon et on en compte près d'une centaine aujourd'hui dans le monde.
Une conversation intime
Depuis le printemps dernier, Patrick Genaine, lui, a déjà vu défiler dans son jardin une soixantaine de personnes endeuillées venues librement se recueillir. L'endroit est ouvert tous les jours, l'après-midi de 14h à 19h, samedi et dimanche compris."Tous les gens sont reconnaissants, assure-t-il. Certains écrivent même merci dans la neige ou sur ma fontaine."
Beaucoup ont laissé quelques mots dans le cahier disposé à cet effet dans la cabine, pour décrire leur expérience ou simplement partager leurs sentiments. Il livre aussi le témoignage de cette femme qui l'a marqué. Elle avait du mal à se rendre au cimetière : "ma mère est morte il y a 23 ans, on l'a enterrée et depuis 23 ans, je ne suis pas retournée sur sa tombe. Je n'y arrive pas" lui a-t-elle écrit.
"C'est un lieu qui vit", se réjouit Patrick Genaine. "On n'est pas dans un cimetière avec cent morts autour, dans leurs caveaux."
La mort est forcément présente, mais la cabine est là pour les vivants, pour les aider à traverser cette étape de leur vie à laquelle personne n'est préparée.
Patrick Genaine, gardien du téléphone du vent suisse.
Certains malgré tout n'osent pas franchir le pas. "Il y a quelques jours, j'ai observé une femme qui a marché dans le jardin, puis autour de la cabine. Elle est entrée et elle est restée debout une demi-heure. Elle est ressortie et m'a dit : 'je n'arrive pas à téléphoner aujourd'hui'. Et elle est repartie." Selon Patrick Genaine, chacun aborde le moment à sa manière, selon sa sensibilité et son vécu. "On peut aussi être surpris, ajoute-t-il. Plein de gens sont sortis de la cabine, étonnés, en me disant : je ne pensais pas que cela se passerait comme ça."
"Une forme de thérapie solitaire"
Car cet appel, aussi virtuel soit-il, n'est pas anodin. Le visiteur peut naturellement se remémorer des souvenirs, verbaliser ses émotions, mais aussi partager tout ce qu’il n’a pas pu exprimer du vivant de son proche.
"Cela permet de dire les choses qu'on n'a pas eues le temps ou l'occasion de leur dire ou qui étaient trop dures à dire. C'est plus que simplement penser au disparu." Et cette démarche peut fortement contribuer au travail de deuil, indique le professionnel. "Les gens sentent que cela va les aider à avancer et accepter la perte." La parole est extrêmement importante. Elle fait toute la différence
S'entendre parler va mettre en route des émotions. Cela mobilise de l'énergie et des forces de guérison internes. Juste le fait de dire les choses va peut-être permettre d'en conscientiser d'autres.
Patrick Genaine, gardien du téléphone du vent suisse
"Comme l'a dit un psychiatre américain qui s'est intéressé au "téléphone du vent" au Japon, c'est une forme de thérapie solitaire", ajoute Patrick Genaine.
Pour autant, le thérapeute vaudois ne milite pas pour la multiplication de ces cabines téléphoniques. Comme le moment, le lieu doit rester rare. Et il doit remplir trois conditions : "un site ou un décor qui s'y prête, un endroit dédié et fermé -la cabine- qui permette une certaine intimité et un gardien pour pouvoir, le cas échéant, échanger avec quelqu'un juste après, si nécessaire." Un rôle qu'il prend très à cœur.
Pour sa part, Patrick Genaine n'a utilisé qu'une seule fois le "téléphone du vent". C'était le 15 mai 2023. Il venait tout juste d'en terminer la construction. Il a alors appelé cet ami très cher qu'il avait accompagné jusqu'à la fin de sa vie. "Il m'avait laissé une petite somme d'argent à sa mort, confie-t-il. Et c'est avec cet argent que j'ai fabriqué la cabine. Je voulais simplement le remercier pour ça."