Il y a 80 ans, le 24 février 1944, 29 personnes de confession juive étaient arrêtées à leur domicile puis conduites à la Maison d’Arrêt de Montbéliard (Doubs). Cette rafle a décimé la communauté juive de Montbéliard, mais un enfant a survécu. Pierre Kahn avait alors 11 ans. Il sera sauvé par une femme, Louise Blazer.
Nous rencontrons Pierre-Michel Khan chez lui à Paris. L'homme se livre comme il le fait depuis 24 ans. Le devoir de mémoire est pour lui primordial. Pas un mois sans une intervention dans un collège, un lycée ou au mémorial de la Shoah. Pas un jour aussi sans une pensée pour ses parents qui n’ont pas eu sa chance. Ils sont morts à leur arrivée à Auschwitz une quinzaine de jours après la rafle.
À 91 ans, 80 ans après cette tragédie, Pierre-Michel Kahn se souvient avec précision. Seuls certains détails lui ont échappé, mais les lignes principales de cette page sombre de l'histoire sont bien ancrées dans sa mémoire.
1940, le début des ennuis pour cette famille juive française
Depuis 1940, la famille Kahn subit les ignominies de la guerre. Récupération du magasin des parents de Pierre Kahn, port de l’étoile jaune, vol des meubles de la famille. Jusque-là, les Kahn pensent qu’ils seront protégés du pire, car ce sont des juifs français et non étrangers.
Un tournant se produit à l’automne 1943, lorsque Gaston Kahn, le père de Pierre, comprend qu’il n’y a plus de différence entre les juifs étrangers et les juifs de nationalité française. Il réunit alors sa femme et son fils et leur fait part de son projet de rejoindre la Suisse voisine. Ils sont détenteurs d’un visa suisse, mais pas de visa de sortie de France qui est délivré par l’Allemagne. Ils devront donc rejoindre la frontière suisse à pied et dans la nuit. 18 km les séparent de leur but. Mais Pierre tombe malade. La famille doit attendre son rétablissement. C’est pendant cette période qu’a lieu la rafle de Montbéliard.
Il y a une rafle générale, un ordre qui est arrivé de Dijon de Joseph Darnand, secrétaire général au maintien de l’ordre «Arrêtez tous les juifs de la région, français ou étrangers».
Pierre-Michel Kahn, rescapé de la rafle de février 1944
L’horreur de la rafle
Jamais Pierre Kahn ne pourra oublier ce matin où il a été réveillé par des coups tapés contre la porte d’entrée de son immeuble.
Quand je pense à ce matin-là, je pense à ces gens qui entrent dans l’appartement, qui nous bousculent, qui nous disent de préparer quelques affaires de rechange, qui nous pressent, qui nous font sortir et qui nous emmènent en cortège avec les autres personnes arrêtées à la prison de Montbéliard.
Pierre-Michel Kahn
Les 29 personnes victimes de la rafle sont réparties en deux salles. Le second jour, un gardien se présente. Il cherche Pierre-Michel Kahn. Il le fait sortir en lui disant qu’on l’attend. L'enfant résiste, il ne veut pas sortir. Il n’a jamais été séparé de ses parents. Mais ces derniers le poussent vers l’extérieur. Ils comprennent la chance qui se présente à eux. L’espoir pour leur fils de vivre. Cette chance s’appellera Louise Blazer. C’est une figure connue de Montbéliard. Elle travaille à la Croix-Rouge.
Lou, une femme d’exception
Quelques jours avant la rafle, la maman de Pierre la rencontre dans la rue. Au cours de la conversation, elle évoque la maladie de son fils à Louise Blazer. C’est cette maladie qui va lui sauver la vie. Louise Blazer se rend chez le médecin des Kahn. Il lui fournit un certificat alarmiste mentionnant la contagion de l’enfant. Grâce à ce bout de papier, Louise Blazer obtient de la Kommandantur allemande un sauf-conduit, une autorisation lui permettant de récupérer l’enfant.
Pierre Kahn mentionne le courage pour cette femme résistante de se rendre dans un tel lieu et le miracle qu'elle ait été autorisée à reprendre cet enfant.
Et là, Lou Blazer m’attendait. Elle était habillée avec une pèlerine bleue marine avec les insignes de la Croix-Rouge. Une sorte de sourire rassurant. Je lui ai dit « Bonjour Madame. » Elle m’a dit : « Appelle-moi tante Lou ; aujourd’hui, je suis ta tante." Au milieu des larmes, elle m’a dit : « Écoute, je t’emmène, je vais te mettre en sureté, je vais t’emmener à l’hôpital.
Pierre-Michel Kahn
Pierre échappe à la mort à quelques heures près. Il sera hospitalisé trois semaines. Puis, Louise le récupère pour le placer en lieu sûr. Avant de sortir, elle lui découd l’étoile jaune de son vêtement.
Moi je ne pouvais pas comprendre ça, mon père m’avait toujours expliqué que les lois même si elles étaient injustes, devaient être respectées, que les Juifs devaient porter l’étoile.
Pierre-Michel Kahn
Mais à ce moment-là, il n’y a plus aucun juif dans Montbéliard et Pierre comprendra vite qu’il aurait été extrêmement dangereux pour lui de garder cette étoile. Le lieu sûr dont parlait Louise Blazer se situe dans les quartiers de Besançon, à Palente, au préventorium. C’est un lieu dédié aux personnes contaminées par le bacille de la tuberculose. Louise Blazer connaissait le directeur et savait que Pierre y serait en sécurité. Environ 200 enfants y étaient accueillis. Autant de filles que de garçons.
La vie après la Libération
Je ne savais pas du tout ce que j’allais devenir. Je n’avais aucun contact avec qui que ce soit.
Pierre-Michel Kahn
Un jour, une assistante sociale vient chercher Pierre. Elle est envoyée par la sœur de sa mère qui vivait en Suisse. Il restera avec elle et sa grand-mère une année. C’est à ce moment-là qu’il apprend l’horreur des camps de concentration et l’horreur absolue des chambres à gaz. Il comprend alors qu’il ne reverra pas ses parents. Mais le cheminement est long tant l’idée de leur perte lui est insoutenable.
Il n’y a pas un jour précis où je l’ai su, ça s’est fait petit à petit. Dans les années 47, 48, ça n’était plus possible de croire à leur retour.
Pierre-Michel Kahn
Après la Suisse, il rejoint un oncle et une tante qui l’aideront à se reconstruire.
Ils étaient formidables, ils ont tout fait pour que j’ai la vie la plus normale possible. Et je pense que la vie, c’est ce qu’il y a de plus fort. Donc on résiste, on vit.
Pierre-Michel Kahn
C’est une histoire de résilience. D’optimisme. Pierre-Michel Kahn se mariera, aura enfant et petits enfants. Il ne cessera de raconter son histoire et aujourd’hui encore, à 91 ans, il le fait pour que jamais cela ne soit oublié. Les horreurs de la guerre en Ukraine, les pogroms en Israël et les massacres à Gaza ne le rassurent pas sur la nature humaine. Il est inquiet par toute cette actualité. Mais il croit en la vie, encore et toujours.
► Entretien vidéo réalisé par Noélie Mesange et Rémy Poirot