Le 27 septembre 1944, le village d'Étobon, en Haute-Saône, était victime d'un massacre de l'armée allemande en déroute. 39 hommes furent fusillés froidement. Aujourd'hui encore, évoquer cette sombre page de l'histoire est douloureux pour les habitants. Comme chaque année, une commémoration aura lieu, ce vendredi.
Nous sommes en septembre 1944. La ville de Lure, en Haute-Saône, vient d'être libérée. Mais à quelques kilomètres, dans les contreforts boisés des Vosges Saônoises, le village d'Étobon est encore à la merci des troupes allemandes.
Depuis le mois de juin, l'espoir revient parmi la population française, et à Étobon, le maquis s'organise, dans le plus grand secret. Des actions diverses sont menées contre la Wehrmacht, jusqu'à l'arrestation d'un général allemand, le 9 septembre, dans la forêt du Chérimont, proche d'Étobon. L'officier et son escorte sont tués dans les bois par les résistants, mais certains parviennent à s'enfuir.
En représailles, l'armée allemande donne l'ordre de fusiller 40 hommes à Étobon. " Tous les jeunes de 16 à 60 ans ont été convoqués au centre du village", témoigne aujourd'hui Emeric Nardin, dont la famille fût décimée ce jour-là. En tout, une soixantaine de personnes sont arrêtées. Les soldats prétextent alors des travaux à faire sur la route d'Héricourt. "C'était l'excuse", rapporte Emeric Nardin. À l'époque, "certains sentaient que le vent tournait."
Un message dans le plâtre de la mairie est encore visible aujourd'hui : "Adieu mon ange"
Emeric Nardin, descendant de fusillés
Jules Perret, à l'époque, a 58 ans. "Il voit des soldats, la tension monte." Lui est épargné, car considéré comme trop âgé, selon Emeric Nardin. Il est l'un des rares, à l'époque, à avoir un appareil photo, et à documenter la guerre par des images, et de nombreux écrits. Dans son journal de bord, il décrit cette sombre journée du 27 septembre. Un témoignage qui permet de comprendre le drame qui va se produire.
Le 2 octobre 1944, journal de Jules Perret "Étobon, village de terroristes. Les deux dernières années de la guerre" (1945), Archives départementales de la Haute-Saône, 1 J 14.
Le plus jeune des fusillés avait 17 ans
À quelques kilomètres, devant le temple protestant de Chenebier, 39 hommes de 17 à 58 ans, habitants d'Étobon ou de passage dans le village pour quelques-uns, sont fusillés par groupes de 10, puis enterrés sommairement dans une fosse commune. 27 hommes sont, en outre, faits prisonniers, et emmenés par les cosaques. "Ils en ont envoyés huit à Belfort, là où les SS avaient leur base", relate le maire actuel d'Étobon, André Louis. "Ils ont été fusillés plus tard, à Banvillars, le 10 octobre. D'autres sont partis en déportation", au nombre de sept, selon M. Louis.
L’exécution de Chenebier a eu lieu en plein jour, et les familles étaient pour la plupart aux champs. Pourtant, une témoin a pu rapporter ce qu’elle avait vu ce jour-là, par sa fenêtre. “ Le village de Chenebier est vidé de ses soldats allemands le samedi 30 septembre, relate Emeric Nardin, ce qui permet à Louise Abry, habitant face au Temple, de partir annoncer la terrible nouvelle à Étobon. Cette dame a vu ses deux neveux fusillés.”
Les familles d'Étobon ont eu connaissance de la mort de leurs hommes au moins deux jours après.
Emeric Nardin
C’est ainsi que trois jours plus tard, la fosse commune est découverte, et les corps exhumés. Du fait de ce délai relativement court, tous purent être identifiés. Ce ne fut pas le cas pour les fusillés de Banvillars, dans le Territoire de Belfort, le 10 octobre 1944. “ Banvillars, c'était un charnier, témoigne aujourd’hui le maire d’Étobon. La fosse a été retrouvée après la libération. On a réussi à en identifier certains”
Le 18 novembre 1944, Étobon fut libéré in extremis des griffes de l’occupant, déterminé à tuer l’ensemble de la population, grâce, selon Emeric Nardin, à l’acte héroïque d’une habitante, “ partie sur la route de Belverne pour informer les soldats que la route n'était pas piégée. Cette information a permis d'accélérer l'avancée des soldats alliés.”
Chape de plomb
Aujourd’hui, le massacre d’Étobon demeure une plaie ouverte, douloureuse. Goux, Nardin, Perret, "Il y a des familles qui ont été disséminées complètement, ils avaient raflé quasiment tous les hommes du village", se désole André Louis. Chargé d’organiser la commémoration qui a lieu chaque année le 27 septembre, l’élu évoque la tristesse et l’amertume qui planent encore sur le village.
C'est trop lourd pour moi.
Philippe Perret, 86 ans, fils de fusillé.
Deux témoins peuvent encore témoigner de ce 27 septembre 1944. Philippe Perret, le petit-fils de Jules Perret, avait alors 6 ans. Il se retrouva orphelin de son père, Jacques, fusillé à 33 ans. Huit membres de la famille Perret furent alors tués. Longtemps témoin de cette douleur, Philippe Perret témoignait encore à France 3 Franche-Comté en 2018, dans un long entretien. Il n’a pas souhaité cette année répondre à nos questions. “Il ne veut plus parler de ça”, regrette Emeric Nardin.
Interview de Philippe Perret tirée d'un reportage de France 3 Franche-Comté, 2018.
Marianne Stewart, qui est avec Philippe Perret la seule encore de ce monde pour en parler, ne peut malheureusement plus s’exprimer facilement sur le sujet, évoque le maire d’Étobon. Âgée de 12 ans, le 27 septembre 1944, elle avait perdu ses deux frères aînés, Jean et Georges. Nous l’avions rencontrée en 2021.
“Ils ont du mal à nous en parler les anciens. Même moi, maire, pour en parler, c'est compliqué. C'est toujours très très douloureux, ça reste une grande douleur. Il y a une profonde blessure au sein du village", témoigne André Louis.
C'est une histoire très poignante, très difficile. Quand on fait la commémoration, c'est très pesant.
André Louis, maire d’Etobon
Pourtant, 80 ans après, le village se mobilise pour ne pas oublier. Au travers de la commémoration, mais aussi de bouche à oreille. “Les jeunes s'approprient l'histoire. La majorité des gens qui habitent ici ressentent cette douleur. Il y a encore des fils, des filles, et petits-fils", décrit le maire d’Étobon.
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"Ma grand-mère m'a dit que c'était horrible"
C’est le cas d’Emeric Nardin, dont le grand-père Ernest Nardin fut prisonnier en Allemagne, de 1940 à 1945, et fut ainsi épargné de la rafle d’Étobon. "Mon grand-père ne m'a jamais parlé de la guerre, il pouvait plus en parler. Ma grand-mère m'a dit que c'était horrible”, sans beaucoup plus de précisions, évoque Emeric Nardin, âgé de 48 ans aujourd’hui. "Ils ne voulaient plus ouvrir le livre."
Durant la période du 27 septembre au 18 novembre, la vie fut très dure car moult soldats logeaient dans les maisons. Les habitants ont vécu au côté des assassins de leurs hommes ! Ma grand-mère comme beaucoup d'autres a hébergé des cosaques au sein de sa maison.
Emeric Nardin
C'est grâce aux récits d’un petit cousin, Gilbert, qu’Emeric Nardin s’est épris de l’histoire de son village. “Il avait 16 ans en 1944, il fut convoqué, mais trop jeune” pour être arrêté. Gilbert Nardin fut déporté, et en revint vivant. “J'ai passé mon enfance à boire ses paroles. Contrairement aux autres, il en parlait. Il finissait toujours par pleurer”, se souvient Emeric Nardin.
“J'ai toujours été passionné par l'histoire du village”, confie-t-il, dans lequel sa famille est présente depuis 10 générations. “Je voulais faire prof d'histoire-géo.” Aujourd'hui salarié chez Stellantis, Emeric Nardin a rassemblé et archivé nombre de documents, d’arbres généalogiques, de témoignages de l’époque, en discutant “avec les anciens.” Par son travail de mémoire, il met des mots sur le silence des plus meurtris. “J'ai un voisin qui est décédé en 2019, il a toujours été très austère. Il a été triste toute sa vie.”
Mes profs n'en parlaient pas au collège. Jusque dans les années 80, il n’y avait pas de fête de village.
Emeric Nardin, descendant de 4 victimes du massacre d’Etobon
Le drame fut ainsi longtemps tu, moins médiatisé que d’autres, s’étonne encore Emeric Nardin. Le 1er bal dans le village fut organisé en 1978, 34 ans plus tard.
Ce village de Haute-Saône aurait-il pu être épargné ?
Alors que l’armée nazie est en pleine déroute, que la ligne de front recule pour la Wehrmacht, les résistants reprennent espoir. Pourtant, Étobon va être victime d’une pause dans l’avancée des troupes alliées. “Quand Lure fut libérée, les Allemands quittent Étobon pour Belfort, explique André Louis. Et voyant que les alliés se réorganisaient, ils sont revenus."
“Il y a eu une pause logistique et opérationnelle”, complète Emeric Nardin. ”La Franche-Comté était un point de jonction”, expose-t-il, et la Trouée de Belfort un passage stratégique qui a pu expliquer cette pause dans l’avancée des Alliés. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois que le village, niché à 465m d’altitude dans les premiers contreforts des Vosges, était victime de ses atouts topographiques.
Lure était libérée début septembre, et la ligne de front ne bougeait pas. Ça s'est joué à quelques jours près. Etobon aurait pu être sauvée, et le fait que les alliés se réorganisaient pour attaquer l'Allemagne, ça a stagné.
Emeric Nardin
À l’été 1944, plusieurs tueries sont ainsi perpétrées par l'armée du IIIᵉ Reich. “Les rafles et les meurtres ont été réalisés le long de leur remontée. La première ville à avoir eu ce type d'action a été Tulle, puis Oradour... Étobon en a fait partie”, explique le maire de la commune, qui s’est beaucoup documenté, lui aussi.
Le devoir de mémoire
Ils ramassaient les hommes qui ne voulaient pas donner les noms des résistants. Ils les torturaient, leur demandaient les noms, et ils raflaient la population.
André Louis, maire d’Etobon
"C'est le devoir de mémoire, il ne faut pas oublier que c'est grâce à toutes ces personnes qu'on est libre. Il faut qu'on s'en souvienne aujourd'hui, enjoint le maire d’Étobon. Quel régime on aurait ?, interroge-t-il. Il faut espère délivrer un message de tolérance à nos enfants.”
Chaque année, la commémoration rassemble anciens combattants, élus, écoliers, porte-drapeaux, pour une marche silencieuse de la mairie d'Étobon au cimetière des fusillés. "C'est quelque chose d'assez lourd, mais de très important pour nous, très valorisant, assure le maire, qui y est présent depuis 24 ans. C'est certainement le moment plus important au niveau commémoration en Haute-Saône.”
Un journal de bord, un livre, puis un film
Parmi les documents que l’on peut consulter aujourd’hui sur cette tragédie, le journal de bord de Jules Perret est aujourd’hui disponible sur demande aux archives départementales de la Haute-Saône. Riche de 421 pages, il ne représente pourtant qu’une partie des événements documentés par Jules Perret, et reliés en 1977 par son petits-fils Philippe Perret, qui rédigea cette introduction : “Cet ouvrage est un, parmi les 12 autres que mon grand-père Jules Perret, maréchal-ferrant, a écrit sur sa famille.”
En 1945, Charles Perret, le maire de la commune d’Étobon, publie un livre sur le drame, tiré en partie du journal de bord de Jules Perret : Les crimes du fascisme nazi. Étobon village de terroristes, référence aux maquisards que cherchaient les nazis, le jour de la rafle.
Un film de reconstitution historique a par ailleurs été tourné en avril 1963 par des lycéens, sous la direction de Marcel Mettey. Inspiré du récit de Charles Perret, ce court métrage de 11 minutes, en noir et blanc, est aussi une référence au chef d’œuvre d’Alain Resnais, Nuit et brouillard. Jamais présenté en public, il sera pour la première fois diffusé le 12 octobre prochain à la salle des fêtes de Chenebier.
80 ans du massacre d'Étobon : Commémoration ce vendredi 27 septembre, rassemblement à 15h15 pour un début de cérémonie à 15h30, au mémorial du village, rue du 27 septembre 1944