Pour recréer une forêt primaire en Europe, le botaniste Francis Hallé choisira-t-il le Haut-Jura ?

Cherche forêt de 26 km2 pour retour à la vie primaire. Le botaniste Francis Hallé est en quête d'une forêt de 70.000 hectares pour son projet de « forêt primaire », une forêt qui pousserait et grandirait sans l’homme. La forêt du Risoux dans le Jura fait partie des options.

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Imaginez une forêt où l’homme n’entrerait que sur la pointe des pieds. En quittant ses habits de prédateur. Le plus haut gradé de la chaîne alimentaire renonçant à tout, jusqu’à la cueillette des champignons. Totalement abstinent pour laisser la forêt croître toute seule, et redevenir ce qu’elle était il y a très longtemps, une forêt primaire.

Amazonie jurassienne

C’est un projet à forte valeur fantasmatique, une utopie dont la radicalité peut surprendre. Tout commence en décembre 2020 par une petite phrase sur France Inter, dans l’émission de Mathieu Vidard, « La Tête au Carré »… Elle concerne la forêt du Jura. C’est une rediffusion et – étrangement – elle n’a alerté personne ou presque en Franche-Comté.

On cherche. On a une piste entre la France et la Suisse dans le Jura… entre le France et la Belgique aussi, l’Espagne, entre Vosges et Palatinat, toutes ces terres sont déjà des réserves.

Francis Hallé, botaniste

Celui qui s’exprime ce jour-là, c’est Francis Hallé, un des maîtres en écologie des forêts tropicales humides, spécialiste des forêts primaires. Selon Wikipedia, les forêts primaires sont « des forêts jamais exploitées par l’homme, qui ne représentent plus aujourd’hui que 5 à 10 % des forêts terrestres, mais constituent plus des trois quarts des réserves de biodiversité de la planète ».  Le projet de Francis Hallé est simple. Le botaniste cherche 70.000 hectares pour permettre la reconstitution d’une forêt primaire en Europe de l’ouest. Et le Jura, plus précisément le Risoux, à cheval sur la France et la Suisse, fait partie des options.

Qui est Francis Hallé ?

Francis Hallé est l’un des inventeurs du « radeau des cimes », un ingénieux système de ballon dirigeable supportant une plateforme d’observation. Le but est simple, se poser sur la canopée, la partie la plus haute des forêts tropicales, pour observer la faune et la flore. C’était il y a 30 ans, et déjà Francis Hallé empruntait de drôles de chemins.

L'homme part d’un constat alarmant. Les dernières forêts primaires du globe sont situées en Amazonie, en Afrique et en Indonésie. En Europe, elles ont quasiment disparu depuis 1850 à l’exception de la forêt primaire de Bialowieza en Pologne. Francis Hallé se montre pessimiste sur Bialowieza, selon lui « des lambeaux de forêts depuis que l’Etat polonais a autorisé son exploitation ». 

L'objectif du botaniste est de trouver un espace de 70.000 hectares, l’équivalent d’un carré de 26 km de côté pour reconstituer une forêt primaire en Europe de l’Ouest. Il veut partir d’une forêt déjà existante qui évoluera de façon autonome, sans intervention humaine. Ne rien faire. « Wait and see » mais… sur plusieurs siècles.

Pourquoi le Risoux ?

Nous avons joint Francis Hallé et son équipe. Selon eux, la forêt du Risoux – avec un « x » côté français mais écrite Risoud, côté suisse – a l’avantage de son âge.

« C’est une forêt ancienne plutôt en bonne santé qui permettrait de gagner quelques siècles. En partant d’un sol nu, il faut 800 ans pour trouver une forêt primaire. Celle du Risoux ramènerait l’attente à 500 ou 600 ans. » Enfin le scientifique préfèrerait un site dans le Nord plutôt que dans le Sud « pour échapper aux feux de forêts qui en été déciment les massifs méditerranéens. » Mais il ajoute, « ce qui manque en Europe ce sont les forêts primaires de plaine. La terre y est meilleure. Idéalement il faudrait être à 300 ou 400 mètres d’altitude, guère plus. »

Grand comme l’Ile de Minorque

Quant au carré de 26 km qui frappe les esprits ? « Ça a très peu de chances d’être un carré. Toutes les formes sont possibles. Aux Espagnols, je dis que c’est grand comme l’Ile de Minorque et c’est vrai. 26 km de côté, c’est très petit. On ne cherche pas un carré mais des corridors verts. Ça peut être en étoile. La forme de la forêt primaire nous sera de toute façon imposée par la faune. C’est ce qui existe en Pologne à Bialowieza » dit-il.

Enfin, Francis Hallé compte aussi sur l’aide de la Commission européenne qui exige un projet transfrontalier. C’est l’autre avantage du Risoux même si la Suisse reste en dehors de l’Union Européenne. « Ursula Van der Leyen est intéressée. Ce projet tombe très bien pour eux. Il entre dans les objectifs du « Pacte vert » européen qui vise à instaurer la protection de 30% des terres d'ici à 2030. L'UE pourrait participer pour la création de cet espace et pour le financement actuellement estimé à 300.000 euros » argumente le botaniste.

Des bisons dans le Risoux ?

Quelles transformations si le Risoux se passe de l’homme ? Le projet vise à long terme la réapparition de grands animaux. C’est en partie déjà fait avec le lynx et le loup mais l’ours pourrait venir. Plus tard aussi les grands herbivores comme le cerf et… le bison européen qui vit toujours en Pologne. Francis Hallé prédit surtout une flore et une faune à ce jour inconnue du grand public.

Le Risoux ne résout pas tout

À ce stade, les réactions sont encore rares. Elles sont apparues côté suisse. Un article du journal Le Temps a titré sur une « mise sous cloche » du massif jurassien. « Un projet qui suscite de nombreux doutes, chez les chasseurs comme chez les promeneurs. » Christian Lagalice, président de la fédération départementale de chasse du Jura (côté France) est cité : « Pas de problème si ce monsieur veut venir jouer au Tarzan, mais moi je vais continuer à tirer le crocodile… Des animaux comme le cerf et le sanglier s’adaptent au réchauffement climatique. Ils s’installent massivement dans les bois, en sortent pour se nourrir et se reproduire en détruisant au passage la forêt et les cultures » dit-il. Un article qui a fait bondir le scientifique. 

L’origine du monde

Il n’est pas question de mettre sous cloche, les visites seront autorisées et même favorisées. Nous souhaitons les visiteurs», précise le scientifique.

Francis Hallé

« On ne marche pas sur le sol, on ne piétine pas le sol, une règle appliquée dans les parcs nationaux en Australie ou aux Etats-Unis. On le sait maintenant, c’est mauvais pour les racines, ça peut tuer les arbres qui sont près des sentiers. On créera des caillebotis au-dessus du sol» explique le botaniste. L’origine du monde accessible par les airs ? « On dispose de tout un tas de matériels qui marchent très bien et qui ont été utilisés dans les tropiques, pourquoi on ne les utiliserait pas ? Ce n’est pas fatigant et puis si on croise de gros animaux ce n’est pas dangereux. On appelle ça la « bulle des cimes » dit-il.

Nous avons sondé des spécialistes du Risoux. Que pensent-ils du projet de forêt primaire ?

Julien Perrot, fondateur et rédacteur en chef de la revue La Salamandre, référence dans l’univers naturaliste, est enthousiaste. « Je trouve génial qu’il utilise sa notoriété et son aura pour défendre les forêts. C’est d’autant plus important dans le contexte de dérèglement climatique que nous connaissons. La clef est simple. Il faut du foncier. Mais acheter c’est compliqué. Ou alors tout le monde adhère. Or, de chaque côté de la frontière, il y a beaucoup de gens qui parcourent la forêt, cela va susciter de grosses réticences. Il y a eu 5 ou 6 projets en Suisse ces dernières années de parcs naturels, tous sont tombés à l’eau. Il faudra qu’il ait une solide baguette magique ! Maintenant, si on réalisait ne serait-ce que le 10ème du projet, ça serait déjà bien. Enfin je trouve que ce projet nous met devant nos contradictions. On fait la morale aux Brésiliens pour qu’ils ne détruisent pas leurs forêts primaires. Mais nous ? Il faut assumer l’enjeu de ces forêts. On peut faire notre part chez nous. »

Manuel Lemke est le responsable biodiversité du Parc Naturel du Haut-Jura. Il a entendu parler de ce projet mais n’a pas encore été contacté par Francis Hallé. « Le parc est concerné. Rappelons que nous sommes le principal opérateur de Natura 2000 dans le Risoux, animateur aussi du plan national d’action Grand Tétras. On travaille avec le milieu forestier, on s’occupe de pastoralisme » rappelle-t-il.

  • Est-il possible de caser 70.000 hectares dans ce secteur ?

« Je n’ai pas fait le calcul mais je crois que le projet vise grand de toute façon en sachant qu’il en aura moins. D’un point écologique, 70.000 hectares c’est très cohérent, une échelle pertinente pour que des processus écologiques se mettent en place et que les cortèges de grands animaux s’installent. Sur ce type de projet, une forêt mature et en libre évolution, il faut envisager des élans, des bisons. Auront-ils assez de place ? Y aura-t-il assez de clairières ouvertes ? Je doute un peu. Il y a eu des tentatives d’installation de chevaux de Prewalski dans le passé ailleurs en France. A chaque fois une intervention humaine a été nécessaire pour aider à l’alimentation notamment. Le bison d’Europe pourrait-il vivre dans cette forêt ? Combien d’hectares lui faut-il ? Comment évaluer son domaine vital ?"

  • Et les hommes dans tout ça ?

"Il faudra l’accord de tous les propriétaires. La forêt appartient toujours à quelqu’un. Communes, Etat ou privés. Pour créer une forêt primaire il faut que l’ensemble des propriétaires soient ok. C’est un défi de taille. Actuellement quand on réussit à créer un « îlot de senescence » pour trois hectares de bois sur 30 ans, on est déjà content. Là, on parle de 500 ans. Il faudra que les propriétaires renoncent à tout gain. Et ils sont nombreux. Ajoutons que le bois, même malmené par le réchauffement, est une source de revenus pour beaucoup de communes. S’il faut acheter les parcelles cela coûtera très cher. 10.000 euros l’hectare dans le Jura ce n’est pas aberrant. Multiplié par 70.000 hectares. Faites le calcul, environ 700 millions d’euros. Ça fait beaucoup de zéros" analyse Manuel Lemke.

François Chanal, garde-forestier ONF, est responsable du secteur du Risoux. « Je partage l’intention. C’est un super projet. S’installer dans des zones mûres et vieillies, ok. Mais on ne peut pas réinstaller une forêt primaire. Il y a un problème conceptuel. Une forêt primaire n’est primaire qu’une fois. Une fois exploitée, il n’y a pas de retour en arrière."

  • Ce morceau de puzzle tiendrait-il dans le massif du Risoux ?

"70.000 hectares sans zone anthropisée (sans intervention de l’homme), c’est totalement exclu. Quelle que soit la forme de la réserve, carré, triangle, patatoïde. Dans le Risoux, il y a peut-être 20.000 hectares un peu vierges. Il faudrait 3 fois ça ! Je précise qu’à l’ONF nous avons déjà des réserves biologiques intégrales (RBI). Elles ont justement pour objectif d’observer la dynamique naturelle de la faune et de la flore. Celle de Labergement-Sainte-Marie, que je surveille, fait 64 hectares. On nous reproche déjà assez  en ne faisant rien de sacrifier des revenus liés au bois. Imaginez l’acceptabilité sociale d’une RBI de 70.000 hectares ! Je dirais juste que c’est un projet exceptionnel, qui interpelle. Une très belle utopie. Quand je vois le peu de cas des gouvernements pour nos forêts. De l’intérieur on n’aboutit pas. Là, ça vient de l’extérieur. Et puis si cela se réalisait, quel bénéfice pour le grand tétras !"

La tyrannie de l’instant

Francis Hallé anticipe ces résistances. Il précise qu’il n’imposera rien et ira là où l’accueil sera le plus favorable : « Ce projet est pour le public. Il se fera dans des forêts domaniales déjà existantes à la suite d’une décision politique nationale et européenne. Acheter ? Non, d’ailleurs on n’aurait pas les moyens. Mais les communes y viendront. Une fois que les gens ont vu la forêt primaire, ils comprennent l’intérêt d’en avoir une. En Europe de l’Ouest on ne sait plus ce que c’est. Il y a des quantités de pays qui ont gardé des forêts primaires et qui sont bien contents de l’avoir fait. Les Etats-Unis, la Russie, le Japon, le Chili, l’Afrique du Sud, l’Australie, la Tasmanie, la Nouvelle-Zélande, etc... Aujourd’hui, on vit dans le culte de l’immédiat, la rapidité dans tous les domaines, sans qu’on sache d’ailleurs vraiment pourquoi. Malgré cela, je sens que ça plait au public, un projet qui les protège de la tyrannie de l’instant."

Le projet est-il trop radical pour être accepté ? Francis Hallé rétorque : « Qu’est-ce qu’il y a de radical dans ce projet ? Ne pas intervenir ? C’est curieux, tout cela c’est le passé mais le passé risque de devenir très nouveau. » Francis Hallé applique-t-il la phrase d’un autre arpenteur de paysages, Théodore Monod ? « L'utopie nous montre non pas l'irréalisable mais l'irréalisé.

Dès que l’épidémie de Covid sera sous contrôle, l’homme, âgé de 82 ans, se rendra dans le Risoux. « Aussi vite que possible. J’ai 5 sites à visiter. A chaque fois en mode transfrontalier. Il y a du boulot. »

 

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