En avril 1944, il y a 80 ans, les nazis lancent une opération dans le Haut-Jura dans l'optique d'anéantir la résistance des maquis. Douze jours de combats et d'exactions, où la barbarie culminera le 9 avril lors de la rafle de Saint-Claude. Récit.
Ce début avril 1944 signe le retour du printemps dans le Jura. La neige fond sur les flancs du massif, les premières feuilles apparaissent sur les branches et le bruit des bottes résonne dans les forêts de résineux.
Il y a encore peu, le département était fracturé en trois zones – une libre au sud, une occupée au nord et une interdite le long la frontière suisse – à la suite de l'armistice signé entre la France et l'Allemagne nazie en 1940. Mais, depuis l'invasion de la zone libre en 1942, le département est entièrement sous le joug des forces allemandes.
C'est cette même année que des maquisards, ces résistants cachés dans les régions peu peuplées et difficilement accessibles de la France occupée, s'installent dans le Haut-Jura. Leurs rangs se gonflent en 1943 de jeunes réfractaires au Service du travail obligatoire (STO) en Allemagne.
Nettoyer le Haut-Jura des "terroristes" maquisards
Au printemps 1944, la résistance s'organise et s'intensifie."Les Allemands savent depuis plusieurs mois que le maquis se regroupe dans le Haut-Jura et qu'il bénéficie d'un soutien assez solide de la part de la population, qui cache les hommes dans leurs fermes et leurs granges", soulève Jean-Claude Bonnot, historien, ancien journaliste au Progrès et auteur de nombreux livres sur le Jura sous l'occupation nazie.
Cela fait déjà plus d'un an que les maquisards du Haut-Jura mènent des actions de guérillas contre l'Occupant, enchaînent les actions de sabotages sur les axes de communications routiers et ferroviaires. Pour les Allemands, ils ne sont guère plus que des "terroristes", qu'il faut punir de manière exemplaire. Certaines compagnies de la Wehrmacht, l'armée allemande, se spécialisent même dans la lutte et la traque des maquis, rappelle le Musée de la résistance de Besançon.
L'opération Frühling ou les Pâques de Sang
C'est ainsi que, le matin du 7 avril 1944, la Wehrmacht encercle le sud du département. C'est le début d'une opération de ratissage que les nazis baptisent Frühling, Printemps.
"Cette opération a pour but d'attaquer le maquis, d'arrêter les hommes, de les disperser et de les couper de ses soutiens au sein de la population civile", résume Jean-Claude Bonnot. Dans l'Ain voisine, une campagne similaire de "nettoyage" du maquis avait été lancée en février.
Près de 5 000 soldats de la 157e division de réserve allemande, des chasseurs alpins, sont envoyés traquer les maquisards. Ils sont secondés d'un détachement de la Gestapo lyonnaise, mené par Klaus Barbie. Les Allemands s'installent le temps de l'opération à Saint-Claude ; "le boucher de Lyon" choisit l'Hôtel de France pour y établir son poste de commandement.
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Saint-Claude, c'est la plus grande ville du Haut-Jura, mais c'est surtout le centre névralgique du soutien au maquis. C'est là où se trouve le siège de La Fraternelle. Dès le début de la guerre, la résistance sanclaudienne s'est organisée autour de cette coopérative, qui accueille des réunions clandestines, imprime des journaux, ravitaille le maquis du Haut-Jura.
Vague de représailles
Les villages soupçonnés de soutenir les maquisards sont ciblés. Dès le premier jour de l'opération, le 7 avril, les Allemands se dirigent vers Larrivoire. Ils ont reçu l'information selon laquelle les maquis sont installés à proximité. Pris à partie par les résistants, ils vont subir des pertes importantes, "ce qui peut expliquer l'intensité des représailles qui vont suivre", note Jean-Claude Bonnot. Dès le lendemain, Larrivoire est incendiée.
Jusqu'au 18 avril, c'est un véritable siège que les forces allemandes tiennent sur le territoire. Elles bloquent les routes, interdisent les déplacements et toute liaison téléphonique, ratissent méthodiquement le terrain.
Durant ces douze jours, surnommés par la population les Pâques rouges ou les Pâques de sang, se succèdent arrestations, exécutions sommaires, incendies et destruction. La population civile, complice selon les Allemands, n'est pas épargnée. Les maires des communes de Larrivoire, de Grande-Rivière, de Prénovel, de Saint-Pierre, de Villard-Saint-Sauveur, de Coyrière et de la Balme d'Epy sont exécutés.
Les locaux de la Fraternelle sont mis à sac, certaines de ses succursales détruites, ses stocks pillés, ses comptes en banque vidés. "Le 8 avril, le pillage méthodique commence. Des camions sont sans arrêt chargés de marchandises prises à l'entrepôt et ceci durera toute une semaine", peut-on lire dans un extrait de l'agenda de la coopérative mis en ligne par la Maison du peuple.
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La rafle du 9 avril, quand 302 Sanclaudiens innocents sont déportés
Dans l'aube du 9 avril, jour de Pâques, les Allemands font battre le tambour dans la ville de Saint-Claude. Tous les hommes âgés de 19 à 45 ans sont obligés de se présenter sur la place du Pré, sous peine d'être fusillés sur-le-champ. Toute la journée, la Gestapo vérifie leur identité et les trie.
Sur les 2 000 hommes réunis ce jour-là sur la place, 307 sont retenus par les Allemands. Parmi eux, se trouvent les dirigeants et les salariés de la Fraternelle.
Les hommes sont, dans un premier temps, conduits à l'école supérieure de filles. Cinq d'entre eux seront relâchés dans la soirée.
Les autres n'auront pas cette chance : les 302 Sanclaudiens restants sont envoyés en train dans le camp de transit de Compiègne. Sur les wagons, l'inscription : maquis du Haut-Jura - terroristes. Ils sont ensuite déportés en Allemagne, pour beaucoup dans le camp de concentration de Buchenwald. 186 n'en reviendront pas.
"Barbie sait très bien [que les 302 hommes déportés] ne sont pas tous des résistants", assure Jean-Claude Bonnot. "Il n'y a d'ailleurs pas de catégorie particulière qui ait été ciblée pendant la rafle, on trouve tous les corps sociaux, tous les métiers, des artisans, des ouvriers, des étudiants, des professions libérales".
Dans les jours suivant la rafle, quand le maire intérimaire de Saint-Claude se rend au siège de la Gestapo de Lyon pour plaider la cause de ses administrés, il est reçu par Klaus Barbie. Ce dernier lui explique que, s'il a organisé la rafle, c'est en punition à l'insuffisance de réponses au STO.
Une autre explication est avancée par un sous-officier de la Gestapo de Lons-le-Saunier, qui assistait aux opérations. Pour lui, l'ampleur des arrestations n'est qu'une mesure de représailles face au harcèlement des maquisards. Jean-Claude Bonnot, dans son livre Opération Frühling (Éditions Cêtre, 2021), le cite : "Je reconnais que les arrestations, par suite de la fureur des soldats allemands qui étaient sans cesse attaqués par le maquis, étaient faites au petit bonheur et que certaines ont été maintenues injustement."
"Une épreuve très difficile" pour le maquis
Durant le temps de l'opération Frühling, les maquisards se dispersent. Ils vont errer dans les montagnes en groupe de deux ou trois. Il pleut, il fait froid. "C'est une épreuve très difficile", abonde Jean-Claude Bonnot, "car ils n'ont que très peu de ravitaillement et ils hésitent à s'approcher des habitations, par peur d'être pris par les Allemands ou d'engendrer des représailles sur la population."
Ils essuient des pertes – sur les 48 maquisards du Haut-Jura morts durant l'Occupation, 22 périront lors de cette seule opération Frühling. Le 11 avril, suite à une dénonciation, Klaus Barbie parvient même à mettre la main sur les principaux chefs du maquis du Haut-Jura : le commandant Jean Duhail, alias Vallin, et Joseph Kemler, chef de l'Armée Secrète pour le secteur de Saint-Claude. Ils meurent fusillés.
Un soutien indéfectible de la population
Le dernier combat de l'opération Frühling a lieu le matin du 18 avril, à la grotte du Mont, près de Villard-Saint-Sauveur, où s'étaient réfugiés la veille 27 maquisards. Six d'entre eux sont tués par les Allemands, ainsi qu'un civil ; une ferme est incendiée et le couple de fermiers est déporté.
Près de 600 arrestations (dont la rafle du 9 avril), une soixantaine d'exécutions, une centaine d'immeubles détruits... L'opération Frühling laisse une traînée sanglante dans la forêt jurassienne. Ce n'est pourtant pas une victoire totale des nazis. Les maquisards parviendront à reconstituer leurs unités, recréer des liens avec le commandement.
Et, "surtout, le soutien de la population ne va pas diminuer, bien au contraire", ce qui surprend jusqu'aux chefs des maquisards, ajoute Jean-Claude Bonnot. "De ce point de vue, c'est un échec pour les Allemands." Dans les mois suivants, le maquis du Haut-Jura sera rejoint par de nouveaux combattants.
De 213 hommes au 7 avril 1944, ils seront 277 le 6 juin lors du débarquement, et 840 à la date du 2 septembre, lorsque Saint-Claude devient la première ville du Jura libérée de l'occupation allemande.