France 3 Bourgogne a eu accès au rapport d'inspection complet qui a mené, ce 18 mai, à la suspension en urgence de l'activité de l'Ehpad de Saint-Agnan dans l'Yonne. Des dizaines de manquements y sont listés.
► Article mis à jour le 19 mai avec la réponse du groupe Bridge.
Ce mercredi 18 mai, l'ARS et le conseil départemental de l'Yonne ont décidé la suspension en urgence de l'activité de l'Ehpad Flore de Saint-Agnan, près de Villeneuve-la-Guyard. France 3 Bourgogne a pu consulter le rapport circonstancié qui détaille l'ensemble des "graves dysfonctionnements" constatés lors de l'inspection inopinée réalisée les 11 et 12 mai dernier.
Des résidents délaissés et mal nourris
Les inspecteurs ont constaté qu'a minima, "plus de la moitié des résidents souffrent de dénutrition" et qu'aucune surveillance du poids des personnes âgées n'a été mise en place depuis octobre 2021. "Cela démontre un désintérêt du gestionnaire pour le suivi de la santé de ses résidents."
Le rapport fait part de plusieurs récits glaçants : d'abord, "la direction n'a pas respecté le deuil d'un résident venant de perdre son épouse en lui imposant un autre colocataire sans aucun accompagnement psychologique". Cet homme a fini par dormir "au moins 15 jours" dans la bibliothèque de l'Ehpad "sans réaction de la part de la direction".
Le rapport évoque aussi un autre résident qui a été "privé de sa liberté d'aller et venir durant 8 semaines et jusqu'à son décès" car il avait été installé dans une chambre accessible uniquement par escaliers, or il ne pouvait pas les emprunter du fait de son état.
Un manque de personnel qui conduit à une mauvaise prise en charge
Au moment de l'inspection, l'Ehpad accueillait 39 résidents pour une capacité autorisée de 33 places d'hébergement permanent. Trop de résidents, pour trop peu de personnel : le rapport constate "l'absence de médecin coordonnateur depuis la démission du précédent", "l'absence d'infirmière", et même "une absence d'aide-soignante toute la journée du 12 mai". Alors que l'ARS prévoyait pour cet Ehpad 2,5 infirmiers en équivalent temps plein, les inspecteurs ont constaté qu'il n'y avait plus d'infirmier en poste depuis le 10 mai 2022 "suite à la démission de l'unique infirmière en poste".
Les soignants réalisent 12 couchers de résidents en l'espace d'1h10, ce qui "ne permet pas d'assurer une prise en charge digne des résidents".
En outre, les inspecteurs notent qu'aucune mesure de prévention de la maltraitance n'a été mise en place, que le casier judiciaire du personnel n'a pas été vérifié, qu'il n'existait pas non plus de protocole de gestion des événements de crise.
Des problèmes de sécurité et de médicaments
Le rapport indique que le système d'appels téléphoniques "n'est pas en état de fonctionnement" : en conséquence, le personnel est "privé de moyens de recevoir l'appel d'un malade ou d'émettre une demande d'aide en cas d'urgence".
Les inspecteurs notent aussi de graves manquements au niveau des médicaments : la trousse d'urgence prévue à l'infirmerie contenait des produits et médicaments périmés. Plusieurs médicaments sensibles à la chaleur, comme l'insuline, n'étaient pas stockés dans les conditions prévues. L'ARS pointe également un "risque de sous-dosage ou de sur-dosage important" des médicaments tels que les antivitamines K et les anticoagulants oraux.
Pire : en l'absence d'infirmières, les médicaments étaient administrés par les aide-soignantes, pourtant non habilitées à le faire en temps normal, et ce "sans qu'elles ne disposent des documents leur permettant d'être informée des doses prescrites et du moment de prise". Selon le rapport, cette organisation a conduit au fait qu'au moins un résident n'a pas reçu son traitement.
Des draps utilisés faute de serviettes de toilette
L'état des chambres et des infrastructures est aussi mis en cause : absence de lumière dans la salle de bains de certaines chambres, absence de chauffage dans d'autres chambres : "les familles ont dû elles-mêmes assurer l'installation d'un appareil chauffant". L'eau du robinet des sanitaires communs des résidents a été mesurée à 54,9°C, ce qui "présente un risque de brûlure". Les sorties de secours, laissées ouvertes en permanence, "induisent à la fois un risque de sortie non contrôlée des résidents et un risque de chute", tout comme les escaliers intérieurs du bâtiment.
Les serviettes de toilette "ne sont pas en nombre suffisant et très usagées (trouées pour certaines)". Le jour de l'inspection, il y avait trois serviettes pour 12 résidents, ce qui a obligé le personnel à "utiliser des draps et taies d'oreillers pour assurer les soins d'hygiène".
La désinvolture de la direction pointée du doigt
À plusieurs reprises, le rapport fustige le manque de réaction de la direction. "L'organisme alloue des moyens extrêmement réduits pour le fonctionnement de son établissement, sans s'inquiéter des répercussions sur le quotidien des résidents."
Les inspecteurs évoquent également un courrier adressé à la direction pour signaler qu'un membre du personnel avait eu "un comportement et un langage inadaptés avec les résidents". D'après les constatations, rien n'a été fait et la direction n'a pas réagi à ce signalement.
"Aucune coordination du personnel et aucune supervision n'est présente au sein de cet établissement" : aucune réunion d'équipe par exemple.
En conclusion, l'ARS et le conseil départemental pointent "une importante carence de gouvernance, une absence totale de gestion des risques et de graves défaillances dans la prise en charge et l'accompagnement des résidents".
Le groupe Bridge "déplore une mesure brutale et disproportionnée"
Dans la soirée, le groupe Bridge a fait connaître sa réponse via un communiqué. Bridge va contester la décision de l'ARS et du conseil départemental, une décision jugée "soudaine, brutale et disproportionnée" qui intervient "sans la tenue d'un quelconque échange contradictoire". La direction "tient à réaffirmer, avec force, son engagement continu en faveur de la qualité des soins et de la prise en charge des résidents".
Concernant les manquements dénoncés dans le rapport, Bridge indique : "Comme l’ensemble des acteurs du secteur, nous faisons face dans cet établissement, implanté dans un territoire rural, à d’importantes difficultés de recrutement, en particulier pour les médecins et infirmiers. Nous allons poursuivre nos efforts pour maintenir une activité en plein cœur de ce territoire."
Le groupe dit avoir investi plus d'un million d'euros dans cet Ehpad depuis son rachat en 2019. Il promet que "l’ensemble des mesures correctives demandées, telles que la couleur de la peinture dans les escaliers, vont être engagées dans les meilleurs délais".
Le groupe Bridge promet de diligenter dès ce jeudi un audit réalisé "par un cabinet indépendant" sur la gestion de l'Ehpad de Saint-Agnan. Il adresse "une pensée" aux équipes sur place, à qui sera proposée "une solution dans l’un des établissements du réseau dans le département".