Comme un Français sur dix, Ghislaine Pieux a été victime d'inceste. Abusée par son père dans son enfance, elle est aujourd'hui elue, adjointe à la maire de Sens (Yonne), militante associative et éductrice. Libération de la parole, presciption, aide aux victimes, elle nous accorde un long entretien.
En France, en ce début d'année 2021, la parole sur le sujet se libère après la sortie du livre de Camille Kouchner (La Familia Grande, Paris, Le Seuil) dénonçant les abus commis sur son frère par le politologue Alain Duhamel. Depuis quelques jours, un hashtag #Metooinceste est aussi apparu sur les réseaux sociaux. Derrière lui, des milliers de victimes prennent la parole par mettre des mots sur un mal jusqu'ici silencieux. L'inceste.
Elle aussi victime d'inceste, Ghislaine Pieux a eu droit à un procès au début des années 2000. Elle est aujourd'hui adjointe au maire à la ville de Sens (Yonne) en charge de la solidarité et de la santé. Libération de la parole, soutien aux victimes, prise en charge, prescription, Ghislaine Pieux nous livre son témoignage et ses souhaits. Plus que jamais favorable à la libération de la parole, elle répond à Florence Donjon et Guillaume Gosalbes.
F.D : Après le livre de Camille Kouchner, des milliers de témoignages d'incestes envahissent les réseaux sociaux. Comment réagissez-vous à cette vaste libération de la parole ?
Ghislaine Pieux : Je pense qu'il est déjà important de remercier Madame Kouchner parce que son livre est poignant. Si, grâce à elle, les victimes peuvent enfin parler, c'est bien. C'est important pour pouvoir avancer. Et, même s'il ne peut pas y avoir de procès dans cette affaire pour cause de prescription, si ce livre peut libérer la parole d'autres victimes, eh bien tant mieux. Il faut absolument que les victimes puissent parler, puissent dire ce qu'elles ont vécu. Pour pouvoir ensuite, soit faire un procès quand c'est encore possible. Soit avoir au moins un temps pour échanger sur leur histoire et pouvoir être enfin reconnues comme victimes, même si ce n'est pas par la justice. Pour se reconstruire, il faut avoir été reconnu victime. Autrement, c'est difficile d'avancer.
"Ce n'est pas à moi d'avoir honte. Ceux qui doivent avoir honte sont ceux qui ont commis ces actes. Je suis survivante de l'inceste et je l'affirme."
Cette libération de la parole vous étonne ?
Cela a libéré quelque chose. Mais il faut savoir que l'inceste est depuis toujours véhiculé en France et dans d'autres pays. Cela fait des années, voire des décennies, que l'on se bat pour ça. Nous avions déjà mené une action très forte contre l'inceste en 2004, puis en 2009, avec la loi défendue par Marie-Louise Fort [ancienne députée LR à l'origine de la "loi tendant à inscrire l'inceste commis sur les mineurs dans le code pénal et à améliorer la détection et la prise en charge des victimes d'actes incestueux" et aujourd'hui maire de Sens, ndlr].
Mais on s'aperçoit que malgré les actions qui sont menées, il y a encore trop de parole enfermée. Il y a encore beaucoup trop d' omerta, beaucoup trop de tabous autour de l'inceste. La difficulté est là aujourd'hui : libérer la parole de l'enfant, et de l'adulte victime. Il faut des années avant de pouvoir parler. Moi j'ai mis 20 ans avant d'en parler. Quand on est victime, on est victime dans la prime enfance entre 6 et 14 ans. La personne qui nous fait vivre l'inceste est souvent la personne qui doit nous protéger. On met du temps avant de pouvoir comprendre que ce que l'on a vécu n'est pas normal. Parfois on n'arrive même pas à en parler. Le cerveau est quand même très fort. Il anesthésie tout ce qu'on a vécu. Il faut du temps.
Pour en parler, il faut souvent un élément déclencheur...
Oui. Parfois, c'est la rencontre d'un petit-ami. Moi ça a été la naissance de mes nièces, mais ça a été, aussi, la rencontre d'un petit ami qui a fait tout remonter à la surface. Quand ça remonte à la surface, c'est extrêmement violent. Je me suis dis, pour avancer, il faut porter plainte contre cette personne qui t'a fait ça. Mais il faut des années pour avoir cette capacité de sortir du déni. C'est très compliqué.
Mais il ne faut pas avoir honte. Ce n'est pas à moi d'avoir honte. Ceux qui doivent avoir honte sont ceux qui ont commis ces actes. Je suis survivante de l'inceste et je l'affirme. Ce n'est pas moi qui ai demandé à mon père d'abuser de moi. C'est lui qui m'a qui abusé. Je n'avais que 6 ans, je ne pouvais pas comprendre.
Il ne faut pas en vouloir aux victimes de mettre ce temps-là. Et là je trouve que le mouvement #Meetooinceste est très intéressant. Si, cela peut permettre à des victimes de parler là, d'être entendu. C'est important. Au moins, on entend leur parole. Est-ce qu'il y aura procès ou pas derrière ? Je ne sais pas. Mais en tout cas il y a eu un instant où on aura entendu leur parole. Ce sont plus de 2 millions de victimes d'inceste en France. Celles qui portent plainte et qui arrivent à aller au bout du procès, c'est une infime partie des victimes.
Un soir, on a demandé une explication à notre mère. Elle a été incapable de nous la donner. Et elle ne nous a pas protégées. Lui m'a fait du mal, mais elle m'a fait un autre mal."
Vous même avez mis lontemps à mettre des mots sur ces actes...
Mon histoire est un petit peu atypique. D'abord on est 3 victimes, ma sœur jumelle et ma grande sœur. On était 3 filles et les 3 filles ont été victimes d'inceste. Ma sœur jumelle et moi on est extrêmement proche. Mais on ne s'est jamais clairement dit les choses avant l'âge de 18 ans. Mais à partir de 18 ans, on a parlé entre nous. Ensuite, pour moi, la rencontre avec un petit copain et la naissance de mes nièces m'ont fait prendre conscience que si je ne faisais rien, j'avais peur qu'elles-mêmes soient victimes de ce monsieur. C'est mon père dont je parle. Et ça ce n'était pas possible !
En 1998, on a donc porté plainte avec ma sœur jumelle. Les faits étaient prescrits pour ma grande sœur donc elle n'a pas pu déposer plainte. On a porté plainte au procureur de la République parce que mon père à l'époque était en lien avec les gendarmes. Mon père était un tyran familial. C'est un monsieur très violent et donc on avait quand même peur pour notre vie. On a porté plainte par l'intermédiaire du procureur qui nous a reçues. On a eu la chance d'avoir face à nous des gens qui ont été à notre écoute, des gendarmes extrêmement professionnels. Parce que quand vous témoignez, cela ne dure pas une heure. Cela dure une journée,. Vous avez envie de vomir. Quand on témoigne pour la première fois, c'est extrêmement violent, parce que vous revivez les choses. Vous les revivez pendant plusieurs semaines, plusieurs mois, plusieurs années.
Aujourd'hui, j'en parle avec une certaine aisance, mais j'ai quand même mis quelques années avant de me reconstruire. Si aujourd'hui je suis éduc (sic), c'est parce que j'ai fait tout un travail sur ma propre histoire. J'ai pu prendre de la distance. J'ai fait mon mémoire d'éduc sur l'inceste. Cela m'a permis d'avancer, de pouvoir construire ma vie d'aujourd'hui. Mais c'est quand même un chemin du combattant. On ne s'en sort pas comme ça. Il faut des outils, il faut des accompagnements. C'est ce que je nous souhaite aujourd’hui hui, que l'on obtienne un peu en France.
Quelle a été la réaction de votre famille ?
Ma mère était au courant. Je pense qu'elle l'a su quand on avait une dizaine d'années. On lui en a parlé quand on avait 14 ans avec ma sœur jumelle. Un soir, on a demandé une explication à notre mère. Elle a été incapable de nous la donner. Et elle ne nous a pas protégées. C'est vrai que cela a été extrêmement dur. J'étais très proche de ma mère. J'adorais ma mère. Lui m'a fait du mal, mais elle m'a fait un autre mal. Le fait de le protéger et de rester avec lui. Même le jour du procès, elle nous a haïes. Elle nous a mis de côté et elle est restée avec lui.
De votre plainte à votre procès, comment cela s'est passé ?
J'ai porté plainte en 1998 et le procès a eu lieu en 2001. Pour moi c'était long, je vous l'avoue. Mais en fait, cela a été extrêmement rapide. 3 ans pour voir la personne condamnée. Le plus souvent c'est entre 4, 5 ans, voire plus. Et parfois c'est classé sans suite.
"Mon père a pris 7 ans fermes. Et au bout d'un an, on vous appelle pour vous demander si vous êtes d'accord pour que votre père ait des week-end. Clairement pour moi, ce n'était pas acceptable."
Comment vous êtes vous reconstruite ?
L'avantage que j'ai vraiment, je le dis, c'est d'avoir eu beaucoup d'amis autour de moi, mais surtout un grand frère, une sœur jumelle, une grande sœur, la fratrie qui a été très proche.
J'ai beaucoup lu Boris Cirulnik qui apporte beaucoup sur cette question de la résilience, cette capacité à pouvoir rebondir sur ces traumatismes. Mais ce n'est pas le cas de toutes les victimes. Il faut savoir que une grande partie des victimes ont du mal à surmonter leur traumatisme, parce que parfois elles n'ont pas eu de procès. Parce que parfois on ne les a pas entendues. Parce que parfois, on ne les croit pas.
Quand c'est la victime contre l'auteur, quand vous êtes toute seule face à l'auteur, c'est compliqué d'entendre ces faits et de les croire. Aujourd'hui, beaucoup d'affaires sont classées sans suite, non parce que la justice ne croit pas les victimes, mais parce qu'il y a la difficulté de faire la preuve que la victime a bien été victime. Le gros problème encore aujourd'hui c'est la reconnaissance de la place de la victime. Est-ce que seul le judiciaire porter cette reconnaissance ? Est-ce qu'il n'y a pas d'autre lieu ? Peut-être que le #MetooInceste permet aussi à ces victimes d'être reconnues en tant que telles.
La peine prononcée à l'encontre de votre père vous a-t-elle permis de vous reconstruire ensuite ?
Moi, j'ai eu droit à un procès d'assises. Déjà, cela, c'est important. Beaucoup de viols sont requalifiés en correctionnelle pour désengorger les tribunaux. Je comprends pourquoi. Simplement pour les victimes, ça ne fait pas le même effet.
Malgré tout, personnellement ce que je trouve très difficile, même si je travaille au ministère de la justice, c'est qu'on libère les auteurs à moitié de peine. Mon père a pris 7 ans fermes. Et au bout d'un an, on vous appelle pour vous demander si vous êtes d'accord pour que votre père ait des week-end [en liberté conditionnelle, ndlr]. C'est traumatisant. Clairement pour moi, ce n'était pas acceptable. J'ai dit "non", comme ma sœur jumelle. Et en fait ce monsieur est sorti au bout de 3 ans.
La peine maximale dans le cadre d'un inceste ou de viol, c'est 15 ans. Mais aux Assises, les peines varient souvent entre 4, 5, 7, 8 ans de prison. Cela va rarement au-delà.
Nous étions trois victimes. Et avec trois victimes, il sort avec 7 ans. Même si moi j'ai reconstruit une grande partie de ma vie, il y a quand même quelque chose qui reste cassé en moi, c'est le fait de ne pas avoir d'enfant. Cela reste une souffrance. Comme de ne pas avoir pu créer un couple comme la majorité des femmes. Il y a quelque chose qui est cassé, et ça on ne pourra pas le reconstruire.
Vous n'êtes pas favorable à un durcissement de l'arsenal judiciaire. Que faudrait-il faire pour aller plus loin ?
Il faut surtout accompagner les victimes. Ce qui manque aujourd'hui, c'est que les victimes ne sont pas accompagnées sur le plan judiciaire. Elles vont aller porter plainte, mais tout est à leur charge. Un avocat, je le sais, cela nous a coûté très cher à ma sœur et à moi. Comme le suivi psychologique ; j'ai eu pendant des années un suivi psychologique à ma charge, il faut en avoir conscience.
Il existe des structures d'accueil, mais ce n'est pas suffisant. Il faudrait qu'on ait la possibilité d'accéder à des psychologues financés par la CPAM, mais aussi des lieux d'écoute et d'accueil des victimes -certains existent - mais ce n'est pas suffisant. Les victimes d'inceste sont des victimes particulières. Elles vont parler à un moment donné mais auront besoin d'accompagnement durant toute une vie.
Ces structures, elles n'existent pas ou très peu. Il faut que l'on arrive à en créer dans chaque département. Il faut accompagner les victimes ! Cela coûte de l'argent sur le moment. Mais les victimes qui aujourd'hui ne parlent pas, sont souvent en arrêt, dans l'incapacité de travailler. Cela a aussi un coût. Si on met les dispositifs d'accompagnement pour ces victimes, on peut les aider à retrouver le chemin du travail, le chemin de la reconstruction.
Pourquoi faut-il, selon vous, une prise en charge plus décentralisée ?
A Dijon, il font un travail extraordinaire. Mais l'inceste, c'est partout, à la ville comme à la campagne. Cela touche tous les milieux. Souvent on dit que cela touche surtout les milieux défavorisés. Non ! Duhamel, c'est pas du tout les milieux défavorisés. Et ces gens là ont encore plus de mal à parler parce que c'est la haute sphère et que là l'omerta elle est extrêmement puissante. Quand je faisais des groupes de parole à Paris, la majorité des gens autour de la table c'étaient des filles d'avocats, des fils de médecins... Mais dans les campagnes, on a aussi la même problématique.
L'inceste est encore extrêmement présent dans notre département. Et ce n'est pas que l'Yonne, ce sont tous les départements de France. A chaque session d'assises, il y a 8 affaires sur 10 qui sont de l'inceste. Les interdits ne sont pas entendus.
On parle beaucoup de la prescription. Êtes-vous pour la fin de la prescription pour les affaires d'inceste ?
Pas de prescription, ce serait l'idéal. Clairement. Si vous pouvez porter plainte à tout moment, ce serait l'idéal.
La difficulté - et ce n'est pas pour défendre la justice - mais la difficulté c'est de faire la preuve. Même dans mon affaire - pourtant j'ai porté plainte 10 ans après ma majorité - il y avait des éléments qui n'existait plus. La difficulté, c'est de faire la preuve de l'inceste. Si on décidait de l'imprescriptibilité, la difficulté serait de faire la preuve, même 30 ou 40 ans après.
Mais honnêtement, je suis pour qu'on décide de l'imprescriptibilité. Pour l'affaire Duhamel, la difficulté sera là. Il ne pourra pas y avoir de procès parce que c'est plus de 20 ans après l'affaire. Et c'est bien dommage. Car cet homme devrait être condamné. Il a bousillé la vie d'un jeune garçon. Cet homme a démissionné de toutes ses fonctions. Mais pour cet homme qui a été victime, cela ne fait pas tout. Il faudrait que la justice passe.
Alors tant mieux, Madame Kouchner a écrit ce livre. C'est peut-être réparateur pour lui et c'est tant mieux. Merci à elle. Elle fait un énorme travail pour nous tous.