Professeur de sociologie à la Central European University de Vienne, Jean-Louis Fabiani pose son regard sur la situation actuelle dans l’île. Pour le sociologue corse, "on assiste à une mobilisation inédite de la jeunesse et à une redynamisation de l'idée d'autonomie".
Un peu moins de deux semaines après la tentative d'assassinat d'Yvan Colonna à la centrale d'Arles, la mobilisation ne faiblit pas dans l'île. Plusieurs rassemblements ont eu lieu ces derniers jours avec de nombreux jeunes en tête de cortège. C'était notamment encore le cas ce dimanche à Bastia, où plusieurs milliers de personnes ont défilé sur le Boulevard Paoli. Un rassemblement qui a été émaillé de violents incidents.
Pour Jean-Louis Fabiani, cette implication de la jeunesse insulaire témoigne à la fois "d'un ressenti émotionnel fort, d'un sentiment d'injustice et aussi d'une certaine frustration".
Dans un entretien réalisé juste avant la manifestation du dimanche 13 mars à Bastia, le sociologue corse analyse ce mouvement de soutien à Yvan Colonna qui dure depuis plus de dix jours sans discontinuer.
France 3 Corse : Mobilisations, manifestations, tensions, violences. Depuis la tentative d’assassinat contre Yvan Colonna, le climat est très tendu en Corse. Aviez-vous déjà vu une telle situation ?
Jean-Louis Fabiani : Je l’ai déjà vue sous d’autres formes. Mais là, c’est une mobilisation centrée sur la jeunesse. C’est probablement la première fois que celle-ci met autant d'intensité. Dans l’histoire de la Vème République, les manifestations de lycéens et d’étudiants ont eu une grande importance au niveau national. C’est une tradition que n’ont pas d’autres pays. Là, ces différentes mobilisations sont caractérisées par l’extrême jeunesse des manifestants. À Corte (le 6 mars, ndlr), il y avait des gens âgés de moins de 16 ans. On l’a vu aussi ensuite dans les autres villes. Cela constitue quelque chose de relativement inédit. Il y a le côté massif de la cohorte et le côté jeune. Tout cela est très frappant et probablement nouveau dans l’histoire corse, du moins au niveau des élèves du secondaire et avec cette force-là.
Parmi ces collégiens et ces lycéens, tous n’étaient pas nés en février 1998 lors de l’assassinat du préfet Erignac pour lequel ont été condamnés à la perpétuité Yvan Colonna, Pierre Alessandri et Alain Ferrandi. Comment expliquer qu'ils soient si concernés par ce sujet-là ?
Je crois qu’ils ont ressenti quelque chose d’immédiat qui est d’ordre largement émotionnel. C’est-à-dire la tentative d’assassinat sur un "détenu particulièrement signalé". Ensuite, je crois que l’idée nationaliste au sens très large a conquis l’hégémonie culturelle en Corse. On l’a vu dans diverses enquêtes - comme celle de Jérôme Fourquet sur les élections -, le vote nationaliste est généralement un vote urbain et éduqué. Il n’est donc pas anormal que les lycéens, qui sont au cœur du système d’enseignement, soient touchés par cette hégémonie culturelle. Ces jeunes se mobilisent de manière immédiate, émotionnelle et spontanée, sans forcément répondre à un appel. Ils sont aussi probablement déçus de l’absence de changement après plus de six ans de gouvernance territoriale nationaliste au sens large. J’ai pu le vérifier la semaine dernière dans l’île au cours d’entretiens avec des lycéens qui m’ont dit que pas grand-chose n’avait avancé sur d’autres sujets (immobilier, emplois, cherté de la vie etc.). Comme d’autres jeunes dans le monde, les Corses expriment aussi une très forte frustration face à l’injustice. La perception d’une injustice faite à un Corse est très importante. Il y a la une réticence vis-à-vis de la justice qui est extrême et rarement vue.
Cette jeunesse se range également derrière des slogans historiques de la revendication nationaliste…
Tout à fait. Dans la période récente, ces slogans-là étaient un peu en réserve. Là, le grand récit du mouvement corse est très présent dans la tête des gens, y compris de jeunes. C’est ce qu’il y a de plus frappant. Cela signifie que le mouvement autonomiste puis nationaliste a réussi cette sorte de mutation culturelle. Les jeunes corses s‘identifient à leur destin en Corse. C’est par rapport à l’île qu’ils voient à la fois leur passé et leur avenir. Cette continuité, qui n’était pas une évidence au point de départ, ne m’a pas entièrement surpris puisque ce sont des choses qui sont à l’état latent. C’est-à-dire qu’il n’y a pas beaucoup de manifestation de cet engagement, mais il est là. Il y a ce grand récit derrière qui est prêt à fonctionner.
Avec la récente levée du statut de DPS d’Alain Ferrandi et de Pierre Alessandri, l’idée se répand dans l’île que les effusions de violences des derniers jours ont donné plus de résultats en une semaine que les discussions engagées par l’Exécutif de Corse avec l’État depuis cinq ans. D’aucuns reprochent à la majorité territoriale une attitude "pas assez offensive". Qu’en pensez-vous ?
En tant que sociologue des mouvements sociaux, je peux dire que le gouvernement a immédiatement répondu à la violence alors qu’il n’avait jamais répondu à la discussion et aux mobilisations citoyennes pour un traitement humanitaire de ces détenus, dont certains ont regretté leur acte. On pourrait parler à ce propos d’une forme d’acharnement judiciaire. Je crois que ce n’est pas aux élus qu’il faut s’en prendre. C’est l’État central qui est sensible à la violence et pas à la discussion. Je pense que c’est risqué pour l’Etat car des élus au suffrage universel, qui ont gagné des élections dans un cadre régulier, sont des interlocuteurs valables. Depuis 2017, ces derniers n’ont pas toujours été traités comme tels. Pour moi, l’État central prend des risques en envoyant un message subliminal qui dirait "remplissez quelques cocktails molotov, faites de grosses manifs puis vous aurez gain de cause ". Et là, c’est ce qui se passe de facto.
En tant qu’élus de la République française, ceux de la majorité territoriale ont eu raison de privilégier le dialogue. Ce n’est pas à eux d’organiser des manifestations violentes. Ces reproches peuvent donc s’expliquer sociologiquement par une frustration énorme. Notamment chez les jeunes, souvent des mineurs déterminés, qui ont obtenu des choses que des élus n’ont pas réussi à obtenir depuis plusieurs années. Quant à l’actuel Gouvernement, il a attendu le clash pour reculer.
"On assiste à une redynamisation de l'idée d'autonomie et de gestion par les Corses de leur propre destin."
Dimanche, un sondage Ifop paru dans Corse-Matin indiquait que 53% des Français sont favorables à une autonomie de la Corse. Est-ce l'une des conséquences de "l'affaire Colonna" et des différentes mobilisations qu'elle génère ?
Je pense que l’idée d’autonomie a aussi gagné beaucoup de terrain en dehors de l’île. J’ai été directeur régional des Affaires culturelles de Corse à l’époque du statut Joxe. D'une manière générale, la France n’a pas compris l’importance de cette revendication et le fait qu’elle n’était pas l’expression d’une minorité il y a 30 ou 40 ans. Par conséquent, on en paie toujours les conséquences aujourd’hui avec, probablement, une incompréhension mais aussi une volonté de montrer aux élus corses - qui ont une parfaite légitimité - qu’ils étaient encore moins que des élus locaux français. On se souvient de l’épidode où ils avaient été fouillés à Bastia (À l’Alb’oru, lors de la visite d’Emmanuel Macron en 2018, ndlr). Ces événements ont montré une dimension punitive de l’État et ont offert, je pense, les conditions de ce qui se passe maintenant. Dans ce sondage, une majorité de Français (54%) considèrent également qu’il y a une défaillance de l’État dans la surveillance d’Yvan Colonna alors qu’il était "un détenu particulièrement signalé ".
Selon vous, quelles pourraient être les suites de toute cette mobilisation ?
Je pense qu’il faut distinguer deux choses : la colère et les mouvements. Ici, il y a effectivement un branchement avec l'histoire au niveau des slogans et, en même temps, des revendications de justice et de dignité. Sur ce point-là, je crois qu’il y a un potentiel de mouvement qui reste intact. En général, quand les sociologues font des prédictions, ils se trompent. Néanmoins, ce qu’on peut dire, c’est qu'on assiste à une redynamisation de l’idée d’autonomie et de gestion par les Corses de leur propre destin.