11 novembre 1918 : comment la censure et la propagande ont fait sortir le Canard Enchaîné des tranchées

Pendant toute la durée de la Guerre 14-18, la presse a été une arme comme une autre. Utilisée comme outil de propagande, elle a livré à la population une version très adoucie des combats et fait naître des journaux engagés comme le Canard Enchaîné.

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Il racontait ses souvenirs de la Grande Guerre à petites doses. Plus tard dans ma famille, on s'en est voulu de ne pas l'avoir enregistré. Car il faut bien le dire, dans les années 70-80 mon arrière grand-père ne captivait pas toujours l'assistance avec ce genre de récit. Pourtant Marcel Corbet, né en 1896 en Normandie, près de Coutances, a "fait 14-18" et il a vécu l'horreur des tranchées.
 



Il en est revenu avant la fin de la guerre suite à une maladie en 1917. Traumatisé sans doute, comme toute sa génération, mais vivant.

Plus le temps passe et plus je pense à la grande interview que j'aurai pu faire avec lui. Aujourd'hui, cent ans après l'armistice de 1918. Hélas, il est mort en 1984. Je n'avais pas dix ans. 

Pour se plonger dans l'Histoire de ce conflit. La presse de l'époque n'a pas transmis une description très réaliste de cette guerre. Loin s'en faut. 

Elle était la seule manière de toucher la population. Son pouvoir sur les foules est énorme. En 1914 en France, chaque jour 9,5 millions d'exemplaires quotidiens de journaux sont imprimés. Soit 244 000 exemplaires pour 1000 habitants. Le pays se classe au 2e rang pour la presse quotidienne juste derrière les Etats-Unis, selon les statistiques de l'Institut Français de presse. 

Dans de nombreux ouvrages historiques au sujet de 14-18, les auteurs évoquent la différence du traitement médiatique entre la France et l'Allemagne. Les Allemands disposaient d'une longueur d'avance. 

En 1914, l'Etat-major français imagine une propagande dessinée à la peinture à l'huile, à l'image des uniformes tricolores bien trop voyants. 

De leur côté, les Allemands, plus professionnels sur le plan technique, sont les premiers à voir l'intérêt de la photo pour vendre la guerre en casque à pointe. Dans l'urgence, des photographes sont dépêchés au front pour répondre aux images impériales.

Avec la Grande Guerre, la photographie s'impose alors dans le quotidien des Français. 


Chaque pays dispose de son organe de propagande. Pour remonter le moral des populations, contre le pacifisme et le défaitisme. On dépeint l’adversaire en diable, les Allemands étaient surnommés les Huns, une tribu barbare pour contribuer à enfoncer l’ennemi. 

Aussi utile qu’un canon, plus pernicieuse encore qu’un obus dans les mentalités. La presse de propagande a donné aux habitants à l’arrière des combats de la Première Guerre Mondiale, une image bien plus propre que la réalité. Il faut dire que pendant cette période, le tirage des journaux à Paris et ailleurs en France est en constante augmentation. 


 
 

Illustrer la guerre, filtrer, contrôler 


À partir de 1915, à l’aide d’images reconstituées, s’engage alors une guerre de l’information.

En réaction à la propagande, le Canard Enchaîné voit le jour le 10 septembre 1915. Son titre reprend à la fois le mot "Canard" pour désigner le journal et "enchaîné", pour évoquer la censure qui régnait alors sur la presse. Cette censure avait d'ailleurs un nom : Madame AnaStasie. Elle était représentée munie d'une paire de ciseaux. 

Le premier éditorial du journal satirique donne le ton de sa ligne directrice. 
 

"Le Canard enchaîné prendra la liberté grande de n’insérer, après minutieuse vérification, que des nouvelles rigoureusement inexactes. Chacun sait en effet que la presse française, sans exception, ne communique à ses lecteurs, depuis le début de la guerre, que des nouvelles implacablement vraies. Eh ! bien, le public en a assez ! Le public veut des nouvelles fausses... pour changer. Il en aura".


Bourrage de crânes


On créé des journaux de tranchée pour distraire, sur un ton drôle, mais aussi pour décrire la vie quotidienne, sur un ton parfois grinçant ou poétique. Les poux et les rats, la popote ou la boue sont enfin racontés à la population. Cette presse moins officielle dénonce le "bourrage de crâne" des journaux encadrés.

 




La propagande représente pendant la Première Guerre Mondiale une « une cassure entre le monde combattant et la représentation des combats, le bourrage de crâne s’est développé, les journalistes reconstituent des scènes de combat surréaliste ». Les fausses informations sont légions.

Certains articles prétendent que les balles allemandes ne tuent pas, ou que les Allemands se rendent contre des tartines de beurre.


Face à ces « infox », ces fausses nouvelles, les combattants du front publient des journaux de tranchées, 500 journaux vont ainsi se développer. Les Poilus prennent la parole pour dénoncer la désinformation.

L'objectif de ces nouveaux titres de presse est d’entretenir le moral des soldats, de lutter contre le cafard qui mine les hommes sur le front, contre les journaux censurés. Mais un fossé se creuse entre l’avant et l’arrière.
 

 
Source archives : Gallica BNF © France 3


Certains écrivains partent sur le front pour raconter la guerre de manière journalistique. A l'exemple de Colette qui vit à Paris. En 1915, elle se rend en Argonne, elle rapporte des reportages de guerre pour Le Matin. La République, l’Éclair, la Vie Parisienne, Paris Soir, Marie Claire, veulent la signature de Colette pour obtenir des témoignage de la vie des soldats.
Son recueil, "La chambre éclairée" réunit des chroniques ironiques et vengeresse rempli de témoi­gnages sur la vie quotidienne pendant la Grande Guerre, des parodies et des poèmes en prose.
 


"14-18 est le moment où la guerre entre dans la modernité. Et où l’on se rend compte que l’information est une arme à part entière.
Dans tous les conflits qui ont suivi, cela se vérifie. Information distillée à travers des communiqués de presse. Images fournies par les belligérants. Seule évolution notable : la technologie qui permet, aujourd’hui de produire des images au cœur des combats".


précise Laurent Parisot, journaliste à France 3 Lorraine. 


De façon plus globale, toutes ces techniques de communication et de censure ne sont-elles pas finalement toujours là, même si de façon plus subtile qu’à l’époque ? Ne sommes-nous pas confrontés tous les jours à des communiqués officiels avec des éléments de langage permettant d’occulter certaines informations ? Il est plus facile de faire son travail de journaliste bien entendu. Mais certains terrains restent difficiles d’accès. 

Comment cela se passerait-il aujourd’hui si nous devions revivre un conflit d’une telle ampleur ?"

 

Le principal enseignement c’est que… rien n’a vraiment changé !

 

Parmi ceux qui résistent, le journaliste Albert Londres


Ce journaliste chevronné qui a donné son nom à un prix reconnu à travers le monde a tenté faire son travail pendant cette période…Avec difficulté. 

En 1917, de nouveaux uniformes se distinguaient par leur brassard vert. Ils étaient journalistes, membres de la mission de presse française. Le plus remuant d’entre eux s’appelait Albert Londres.

 


La censure le rend fou, l'armée lui confisque ses articles. Correspondant de guerre du Matin, il couvre les fronts européens. En 1915, son journal refuse de l'y envoyer, il part aux Dardanelles en Turquie entre la mer Égée et la mer de Marmara, pour Le Petit Journal, rendant compte de la campagne d'Orient entre 1915 et juin 1917. Il revient alors sur les fronts français et italien, puis, en 1919, part en Allemagne occupée.

Cette expérience de la guerre va être déterminante pour sa carrière. Devenu exclusivement journaliste, il va choisir de dénoncer la misère, l'injustice, érigeant en parti pris journalistique son militantisme social.
 


Laurent Parisot, journaliste à France 3 Lorraine a travaillé pendant quatre ans sur la Guerre 14-18. Ce qu'il savait sur la presse officielle a été confirmé par ses recherches. 

"J’avais lu Albert Londres, ce qui m’a donné envie d’être journaliste ! Il a lutté contre la censure pendant toute la guerre. J’étais donc déjà « sensibilisé » avant de travailler sur le sujet. La lecture des journaux d’époque n’a fait que confirmer : beaucoup d’articles sont des « copier-coller » des communiqués officiels.

Toute l’information était contrôlée y compris l’image : l’Armée a créé une section photographique et une section cinématographique (devenues aujourd’hui l’ECPA-D) qui fournissaient (ou pas !) des photos aux journaux et des films aux sociétés comme Pathé ou Gaumont qui les projetaient dans les cinémas.

Les images étaient soit des images d’entraînement, soit des reconstitutions avec parfois des acteurs qui en faisaient des tonnes ! Il était impossible de faire des prises de vues sans se faire tuer avec les appareils de l’époque…
 

Les photographes militaires partaient dans les tranchées bardés de matériel, un pied obligatoire, cinq plaques argentiques maximum, un boîtier...Il devaient réfléchir avant de prendre une photo. Ils ne pouvaient en prendre que cinq par jour. Aujourd'hui, 92 000 plaques argentiques de cette époque sont conservées à l'agence photo de la Défense. 

 


Certaines photos n'ont jamais été publiées car elles montraient des soldats morts sur les champs de bataille. 

 

 

Le rôle des dessinateurs a également été précieux pour raconter la Guerre. Ils pouvaient montrer des scènes que la photo -très encadrée par l'armée- ne peut, ou ne veut, pas montrer. Très documentées, les images d'Epinal constituent un précieux apport à la compréhension de la guerre.

Principalement destinées aux enfants (mais pas seulement), elles sont, à l'époque, un moyen "d'imaginer", à l'arrière, ce qui se déroule sur le front.es clichés en couleurs, des autochromes font leur apparition, on y voit des soldats figés. Une simulation pour arranger la réalité.

 


Alors que les journaux sont interdits de publication, un titre pro allemand voit le jour : la Gazette des Ardennes, imprimée localement, une fois par semaine à 4000 exemplaires. Son objectif : traduire les communiqués officiels. Mais un journaliste alsacien, met en place une ligne éditoriale plus osée, il livre la liste des prisonniers de guerre français. Et ce à partir d’avril 1915. Au total 250 000 noms seront ainsi publiés.

Très vite, pour améliorer l'image du journal, les Allemands recrutent un journaliste français, René Prévost. Il va développer une ligne éditoriale pacifique et anglophobe. Information capitale pour les lecteurs, la gazette se met à publier à partir d'avril 1915 la liste des prisonniers de guerre français et des soldats morts en captivité. En tout, plus de 250.000 noms paraîtront dans ces colonnes.

 

La Guerre 14-18 marque ainsi le début de la bataille des images. Pour gagner celle de l'opinion publique. La mise en scène des combats est soigneusement bâtie par les autorités politiques et dans les rédactions. Pendant le conflit et après. La seconde guerre mondiale sera d'ailleurs marquée davantage encore par les images. 

 

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