Les tentatives de traversée de migrants depuis le sud de la baie de Somme pour rejoindre le Royaume-Uni par la mer s'amplifient depuis quelques mois, et avec elles "l'agilité criminelle" des réseaux de passeurs, selon la gendarmerie de la Somme. Trois passeurs ont été condamnés à de la prison ferme ce mercredi 13 mars.
Trois passeurs picards, de nationalité française, ont été jugés en comparution immédiate mercredi 13 mars 2024 à Amiens. Ils ont été reconnus coupables d'avoir aidé des migrants à préparer leur traversée de la Manche le dimanche précédent.
Le premier a été condamné à 18 mois de prison ferme, le deuxième à 12 mois d'emprisonnement et le troisième à 9 mois assortis d'un sursis probatoire pendant deux ans.
Des ordres reçus via Telegram
Ils ont été interpellés dimanche 10 mars au matin sur une plage de Cayeux-sur-Mer (Somme). Vers 9h, des témoins avaient alerté les gendarmes qu'une embarcation avec des migrants à bord avait pris le large depuis la plage. Sur place, une quarantaine de migrants, de nationalités iranienne et vietnamienne, ont été interceptés et contrôlés par les gendarmes.
L'un des trois hommes, déférés et incarcérés mardi 12 mars, a rapidement reconnu avoir été contacté pour organiser cette opération contre de l'argent. Lors du procès, il a expliqué avoir reçu des ordres via la messagerie cryptée Telegram. Les trois hommes ont reconnu avoir assuré la logistique de l'opération, organisant la venue des migrants via un camion, et fournissant le bateau et le moteur.
C'est la première fois qu'on a une affaire judiciaire avec suffisamment d'éléments qui nous permettent de poursuivre des passeurs devant le tribunal correctionnel.
Jean-Philippe Vicentini, procureur de la République d'Amiens
"L'agilité criminelle" des réseaux de passeurs
Cette interpellation a également permis aux enquêteurs de "remonter sur une précédente opération grâce à une vidéo faite par un des auteurs", a précisé le procureur lors d'une conférence de presse mercredi matin. "On s'aperçoit qu'il y a des opérations récurrentes" avec un nombre important de migrants, a-t-il constaté.
Concernant l'opération de dimanche, "il y a bien des bases logistiques", a affirmé le colonel Marc Jankowski, commandant du groupement de gendarmerie départementale de la Somme.
On est sur des réseaux criminels extrêmement organisés [...] à l'échelle internationale.
Colonel Marc Jankowski, commandant du groupement de gendarmerie départementale de la Somme
Le colonel a notamment pointé "l'agilité criminelle de ces réseaux qui cherchent différentes modalités de traversée." Il a cité le phénomène de taxi boats, vu et constaté à l'été et à l'automne 2023, et l'évolution constatée cet hiver, avec des tentatives de traversées depuis le sud de la baie de Somme.
La gendarmerie a rappelé la difficulté du travail de recueil de preuves et de l'établissement des responsabilités dans ce genre d'affaires. "Jusqu'à présent, on avait des passeurs de même nationalité que celle de ceux qui tentaient la traversée", a relevé le colonel Marc Jankowski. Des passeurs que les migrants ne dénoncent pas et qui n'ont sur eux ni éléments matériels, ni sommes d'argents, ni téléphones le plus souvent.
Des tentatives de traversée en hausse de 80 % en 2023
Ces derniers mois, le phénomène de tentatives de traversée de migrants s'est intensifié depuis le littoral du sud de la baie de Somme. Alors qu'entre 200 et 400 étrangers en situation irrégulière ont été contrôlés chaque année sur la période 2020-2022, ce chiffre est passé à 860 en 2023. Soit "une hausse supérieure à 80 %", a précisé le colonel.
En 2023, 12 migrants sont morts noyés et quatre ont disparu en tentant une traversée de la Manche depuis le Nord et le Pas-de-Calais, selon la préfecture maritime. "Nous n'avons pas eu à déplorer de décès par noyade d'étrangers en situation irrégulière dans la Somme à travers l'année écoulée", un bilan qui permet d'illustrer l'intérêt de la prévention selon le colonel.
Des traversées de plus en plus dangereuses
Les exilés tentent de rejoindre le Royaume-Uni à bord de simples bateaux pneumatiques, de plus en plus surchargés avec jusqu'à 90 personnes à bord. Ils prennent aussi de plus en plus de risques, en partant par exemple en plein hiver.
"Pour éviter les forces de police, les personnes prennent plus de risques avec la météo. Donc, ils vont partir quand les vagues sont de plus en plus hautes, le vent de plus en plus fort, et de plus en plus loin", constate Fabien Rouchard, coordinateur de l'association Utopia 56 à Grande-Synthe (Nord), qui vient en aide aux exilés.
Les sauvetages ont alors souvent lieu la nuit, dans des conditions difficiles. "La semaine dernière, on avait un groupe qui était isolé après un naufrage sur un banc de sable, sur lequel il a fallu intervenir très rapidement parce que la mer remonte très vite", déplore Jean-Marc Lamblin, patron de la station SNSM de Berck-sur-Mer dont l'équipe composée de bénévoles a secouru 500 naufragés en 2023.
"Parfois, on les récupère dans le rail [couloir de navigation, ndlr], sur de petits engins flottants de piètre qualité, avec femmes et enfants et aucun moyen de flottaison", ajoute-t-il. Ces départs lointains représentent une difficulté supplémentaire pour la SNSM car "les gros bateaux mis à disposition par l'État pour le secours à migrants ne peuvent pas intervenir en baie de Somme".
Renforcement de la surveillance : 16 gendarmes supplémentaires
Pour empêcher ces embarcations de prendre la mer, la surveillance se renforce sur le littoral picard. Dans les terres, depuis 2020, 32 réservistes de la mission Poséidon surveillent le littoral picard en permanence pour prévenir les départs d'exilés vers la Grande-Bretagne.
Face à l'amplification du phénomène de tentatives de traversées, 16 réservistes supplémentaires viendront renforcer les effectifs à compter du 1er avril 2024, a annoncé le colonel Marc Jankowski mercredi.
À cela s'ajoutent d'autres dispositifs comme à Cayeux-sur-Mer qui, depuis quelques mois, s'est équipée de 31 caméras de surveillance, financées par un fonds britannique. Placées aux entrées de villes, sur les grands axes et au niveau des accès à la mer, elles servent à "tenter d'identifier des véhicules de passeurs", explique Christophe Quennessen, adjoint au maire de Cayeux-sur-Mer, mercredi 13 mars.
"Il y a une tolérance zéro sur ce type de trafic. [...] On met tous les moyens possibles, tant sur le plan des forces de l'ordre que sur le plan judiciaire, pour enrayer cette éventuelle volonté de venir plus sur nos côtes pour organiser ce type de passages", souligne le procureur d'Amiens.
"Il faudrait qu'on reconnaisse que c'est une crise humanitaire"
Les conséquences du renforcement des moyens de surveillance inquiètent cette association qui vient en aide aux exilés. "On voit que dans les sous-préfectures de Calais et de Dunkerque, la gestion de ces personnes, naufragées ou en détresse sur les plages, est mal faite", estime Fabien Rouchard, coordinateur de l'association Utopia 56 à Grande-Synthe (Nord).
"Il faudrait qu'on reconnaisse que c'est une crise humanitaire, qu'il y ait des forces de gendarmerie, des pompiers, qui connaissent les prises en charge spécifiques, que la protection civile ait assez de vêtements et de moyens pour équiper toutes les personnes, que les forces de gendarmerie puissent reconnaître quand il y a des mineurs non accompagnés et leur proposer des prises en charge de l'État parce que c'est leur droit", énumère Fabien Rouchard.
Sur le secteur samarien, six tentatives de traversée ont été comptabilisées depuis le début de l'année 2024, dont cinq ont échoué. Dimanche, alors que les gendarmes intervenaient sur la plage de Cayeux-sur-Mer, une embarcation avec une quarantaine d'exilés à bord a, quant à elle, réussi à atteindre les côtes britanniques.