Margaux Gambier vient de publier son dernier livre, "Chroniques d'un monde handicapé". Avec beaucoup d'autodérision, la jeune auteure y dévoile son quotidien et l'absurde qui s'invite souvent dans cette vie en fauteuil roulant.
Le chemin de terre qui mène au belvédère de Fontaine-sur-Somme est un peu chaotique, mais il en faut plus pour empêcher Margaux Gambier d'aller contempler ce paysage qui l'a vu grandir. À 26 ans, atteinte d'une maladie génétique depuis sa naissance, c'est en fauteuil roulant qu'elle l'emprunte avec son compagnon et son chien d'assistance Hélios.
Elle a déjà sept livres à son actif. Dans le tout dernier, publié mi-janvier, elle raconte son quotidien. Le titre affiche la couleur : Chroniques d'un monde handicapé. Au travers d'anecdotes collectées pendant huit ans, l'auteure y tend un miroir au regard étrange que la société pose encore sur le handicap.
"Quand on est en situation de handicap, on est confrontés à pas mal de déboires et de situations un peu absurdes. Comme j'essaie de le montrer dans mon livre, ce monde n'est pas toujours accessible, il est souvent encore un peu handicapé lui-même" sourit Margaux Gambier.
"Je n'ai jamais eu le sentiment d'être limitée"
L'histoire de Margaux commence dans une maison pleine de livres. "Je pense que mon handicap a beaucoup influencé mon rapport à la lecture (...) Dans les cours de récré, tout le monde jouait au foot ou à 'trap trap', moi, j'étais plutôt dans mon coin avec mon livre, se souvient-elle. Je n'ai jamais eu le sentiment d'être limitée parce que les livres ouvrent vraiment la porte à tout un monde imaginaire, où on peut être à peu près ce que l'on veut. Je pense que ça m'a énormément aidé à me développer à travers plein d'histoires, plein d'aventures, malgré les limitations physiques que la maladie m'imposait."
À 8 ans, elle écrit son premier poème. Son chemin vers l'écriture débute comme une thérapie. "C'était assez libérateur, j'avais écrit une lettre à ma maladie. J'arrivais dans l'âge où je me rendais compte qu'il y avait des choses que je ne pouvais pas faire, que je ne pourrai jamais faire, ça se confrontait à mes rêves. Il y a toujours un moment où l'on se construit un peu dans la frustration."
Je me suis rendu compte que les mots avaient un grand pouvoir, celui de rassembler les autres, d'apaiser et de parler à tous les cœurs
Margaux GambierAuteure de Chroniques d'un monde handicapé
Une frustration qui nourrit la colère. Ses doigts ne seront jamais assez agiles pour cette guitare qu'elle rêve de jouer. Alors, elle déverse sa rage d'enfant sur le papier. De la pointe de son stylo, elle explore aussi ce qu'elle pourra faire, ce que la maladie ne lui enlèvera pas. "Petit à petit, la colère est passée. J'ai continué à écrire parce que ça me plaisait plus que par nécessité. C'est là que ça a commencé à être quelque chose qui me tenait à cœur, que je n'ai pas voulu lâcher par la suite."
À l'adolescence, sa tante publie ses poèmes sur un blog. Margaux reçoit des messages d'autres personnes touchées par ses vers. "Je me suis rendu compte que les mots avaient un grand pouvoir, celui de rassembler les autres, d'apaiser et de parler à tous les cœurs", souligne l'auteure.
Ces premiers échanges avec les lecteurs fissurent un peu sa solitude. "Quand on grandit, il y a toujours ce petit décalage qu'il faut combler, se dire 'bon, je ne suis pas toute seule'. Je pense que l'écriture aide énormément", ajoute Margaux. Elle publie ensuite ses premiers romans, des fictions : les histoires qu'elle voudrait lire, mais qui n'ont pas encore été écrites.
Ascenseur et chien qui vote
Son dernier livre est donc le premier à assumer franchement son caractère autobiographique. Il trouve son origine devant un ascenseur : celui que Margaux utilise alors pour rejoindre sa salle de classe, au premier étage du lycée. Un jour, le code d'accès à l'ascenseur change. Elle va voir la secrétaire pour lui demander le nouveau code. Mais cette dernière a reçu comme consigne de ne pas le transmettre aux élèves. Margaux doit négocier âprement pour l'obtenir, la secrétaire finit par le lui chuchoter à l'oreille.
"Le décalage était assez drôle, j'avais vraiment l'impression de me retrouver dans un film d'espionnage, à devoir extorquer des codes secrets. Alors qu'en fait, je devais juste prendre l'ascenseur pour aller en cours." À son retour du lycée, sa mère lui conseille de noter toutes ces situations auxquelles elle fait face. Elle s'y astreint depuis et publie les plus cocasses dans Chroniques d'un monde handicapé.
Notamment la façon dont son chien Hélios est devenu le premier animal à voter à Fontaine-sur-Somme. À 18 ans, lorsque Margaux veut exprimer son suffrage pour la première fois, elle se rend compte que la mairie n'est pas accessible aux personnes à mobilité réduite. Il est trop tard pour faire une procuration et impossible de sortir l'urne dans la rue, c'est illégal.
Heureusement, Hélios, son chien d'assistance, est légalement considéré comme un prolongement de sa personne. "Hélios a pris mon bulletin de vote, il est rentré dans la mairie et il l'a déposé dans l'urne, on lui a dit 'a voté' : c'était la première fois qu'on le disait à un chien !" Ces situations qui pourraient légitimement la mettre en colère, Margaux prend plutôt le parti d'en rire.
"Il faut une bonne dose d'humour pour affronter tout ça"
"Je pense que tout le monde pourra admettre qu'un conseiller d'orientation qui me prend une heure pour me poser un millier de questions et me dit à la fin que j'aurai une grande carrière sportive... On peut comprendre que c'est absurde et très drôle. Et c'est ce qui est vraiment arrivé." Au fil des pages, des années qui passent, elle raconte aussi les trottoirs trop étroits ou ces gens qui traversent la rue pour lui dire "Courage !". Soit le décalage d'une société encore gênée par son handicap.
"Nos vies ne sont pas tristes, on ne passe pas nos jours à pleurer sur notre sort, globalement, personne ne fait ça, note l'auteure. Il faut une bonne dose d'humour pour affronter tout ça. (...) Ce n'est pas un sujet facile, oui, ça gêne de parler de ça, mais si on ne montre pas que nous-mêmes, on rigole et qu'on en a besoin pour dédramatiser, on n'avancera pas dans les mentalités. Je pense qu'il est vraiment important d'associer handicap et humour pour que l'on puisse avancer."
Comme l'écriture, l'humour était au départ une façon de se protéger face à un quotidien parfois lourd, où la fin de l'école marquait le début des heures passées à l'hôpital ou chez le kiné. Une manière aussi d'alléger les choses vis-à-vis de sa famille qui partageait ces difficultés. Mais si Margaux pose un regard amusé sur sa vie, ce n'est pas aux dépens des autres. Dans son livre, "il y a aussi beaucoup d'autodérision, car avant de rire des autres, il faut rire de soi, sinon c'est juste de la moquerie."
Faire accepter la différence
Ce livre est enfin un moyen pour l'auteure de faire changer la représentation des handicaps. "À la télé, dans les médias et les réseaux sociaux, c'est soit le côté maladie, le pathos, soit le côté superhéros, 'il fait des trucs de dingue' donc vous pouvez faire pareil. Mais au milieu, il y a des gens que l'on est en train d'oublier, qui se démènent juste pour aller au boulot, pour avoir une carrière, une famille, élever des enfants."
Le handicap, c'est comme la vieillesse, c'est quelque chose qui fait partie de notre société.
Margaux GambierAuteure de Chroniques d'un monde handicapé
Elle admet que vivre avec un handicap demande beaucoup de résilience, mais cherche aussi à dédramatiser les choses pour la prochaine génération. Car un chapitre du livre est consacré à la façon dont les parents réagissent lorsque leurs enfants leur posent cette redoutable question : "elle a quoi, la dame ?" Margaux constate qu'ils leur répondent généralement de se taire, un peu gênés.
"Quand j'ai le temps, je m'arrête et avec l'accord des parents, j'explique. Car si l'on se contente d'un 'chut !', on va encore créer une génération mal à l'aise avec le handicap, qui va grandir avec l'idée que c'est quelque chose dont on ne doit pas parler, quelque chose de triste. Il faut arrêter ça. Le handicap, c'est comme la vieillesse, c'est quelque chose qui fait partie de notre société."
Au-delà du constat et des anecdotes, l'auteure est enfin animée par un espoir : "S'il y a moins d'insensibilité, le monde ira mieux. J'aurais moins d'anecdotes à raconter, mais ce n'est pas grave. (...) Je le dis dans le livre, 'si vous n'arrivez pas à venir me voir pour me parler de vos rêves, d'espoir, d'amour, ne dites rien.'" Car ses difficultés émergent le plus souvent du regard des autres.
"L'idée que je veux faire passer dans ce livre, c'est qu'on ne se sent pas forcément handicapé, on est avant tout des personnes. C'est plutôt le monde autour de nous qui nous rappelle qu'on est handicapés. C'est le manque d'accessibilité, les gens qui font des remarques. Mais moi, je vais très bien en fait. D'où le titre, Le monde handicapé. Je suis juste un peu différente, c'est tout." C'est pour cela qu'elle considère son nouveau livre comme universel : chaque personne qui se sent différente peut s'y retrouver.
Margaux se sent d'ailleurs encouragée par les premiers retours sur son livre. "Le retour le plus commun, c'est que l'humour est la meilleure entrée pour parler de ce type de sujets. En tout cas, j'y crois très fort", conclut-elle. Et lorsque son emploi lui en laisse le temps, elle continue à partager de nouveaux textes sur Facebook, comme autant de messages poétiques adressés à une société qui a encore du travail à faire pour accepter l'autre tel qu'il est.
Avec Rémi Paquelet / FTV