Dès l'âge de 4 ans, Benoît est victime d'inceste. Son père se livre, sur lui et huit de ses frères et sœurs, à des attouchements et des viols. Aujourd'hui âgé de 26 ans, il a accepté de nous livrer son témoignage et espère que celui-ci incitera les victimes à en parler pour se libérer.
Benoît est une force vive. Il parle d'un ton posé, conscient de la gravité de ce qu'il confie, sans jamais se laisser submerger par l'émotion.
Il faut dire que cette histoire, il la raconte depuis 2020. À sa compagne, d'abord, lorsque tous les souvenirs lui reviennent. Aux forces de l'ordre, qui prennent sa plainte. À son avocate. À la juge d'instruction. À l'association Les Enfants de Tamar, qui accompagne les victimes d'inceste et se porte partie civile lors du procès. Et puis lors de cette fameuse audience, du 19 au 24 février dernier.
"Mon père disait qu'il allait tuer notre mère"
Cette histoire, c'est celle d'une famille nombreuse. Onze enfants, tous suivis par l'aide sociale à l'enfance (ASE), çà et là en foyers ou en familles d'accueil. Les plus jeunes sont encore mineurs. "Quand j'ai porté plainte, le plus jeune avait 3 ans et ça avait déjà commencé : ça a été dur de savoir s'il avait été victime de ça ou pas, il était amnésique", raconte Benoît.
Amnésique, il fallait bien l'être pour tenir le coup. Le jeune homme explique avoir été violé par son père dès l'âge de 4 ans. Comme huit de ses frères et sœurs. "Il nous infligeait des pénétrations, des fellations. Chaque fois qu'un nouvel enfant naissait, deux trois ans plus tard, il pratiquait des actes sexuels sur lui."
Placé en foyer à l'âge de 5 ans, Benoît est ensuite envoyé dans une famille d'accueil pendant un an avant de revenir vivre à son domicile. À l'âge de 14 ans, il le quitte définitivement pour une autre famille d'accueil.
Tout s'est arrêté à mes 15-16 ans, parce qu'il n'était plus attiré par moi. Il s'intéressait aux plus jeunes. Il avait de la viande plus fraîche... Il a pris ce qu'il avait de plus frais.
Benoîtà France 3 Normandie
Beaucoup de ses frères et sœurs vivent une situation similaire. Cela n'empêche pas l'impensable de se produire. Car les faits se passent le week-end, le mercredi ou pendant les vacances scolaires, lorsque les enfants quittent le foyer pour revenir en famille.
La mère de Benoît ignore tout : il le croit encore fermement. "Soit elle dormait, soit elle était aux courses, soit mon père nous emmenait dans la forêt ou dans la cave. On ne disait rien, parce que mon père disait qu'il allait tuer notre mère ou qu'elle irait en prison. On était très attaché à elle, on était fusionnel."
Sortir de l'amnésie
"La dernière famille d'accueil que j'ai eue, avec qui je suis encore en contact, m'a permis d'ouvrir les yeux concernant la vie. De prendre conscience que c'était important d'avoir un travail, d'apprendre à gérer son argent... C'est aussi grâce à elle, et à ses enfants, que j'en suis là aujourd'hui [Benoît est devenu ambulancier, ndlr]", raconte-t-il avec émotion.
À 18 ans, il n'a plus aucun contact avec ses parents. Il "plaque tout" pour se protéger, sans toutefois se souvenir des violences qu'il a subi. Ses plus jeunes frères l'ont oublié. Il commence un travail d'animateur touristique, effectue "des saisons à droite à gauche" et rencontre en 2018 celle qui est aujourd'hui la mère de son fils.
Je m'étais créé une bulle et elle a éclaté. J'étais dans un stress permanent. Ma conjointe a vu que je n'allais pas bien, et je lui ai tout déballé.
Benoîtà France 3 Normandie
La vérité éclate à l'issue d'un voyage. "Ma conjointe et moi avons fait un road trip de trois mois. J'ai dû rentrer en France en urgence en 2019 : ma mère avait été hospitalisée à la suite de plusieurs arrêts cardiaques. À l'hôpital, j'ai pu voir une photo avec toute ma famille. Mon père était en slip et mes petites sœurs en culotte. Tout est remonté."
Les souvenirs reviennent par vague. "Au départ, j'ai parlé de simples attouchements. Elle m'a demandé de décrire les faits, elle m'a dit que c'était du viol et elle a beaucoup pleuré. On a appelé mon ancienne famille d'accueil et mon éducatrice, ils m'ont dit de porter plainte. J'ai ensuite fait un courrier à l'ASE pour protéger mes trois derniers petits frères. C'était le 4 janvier 2020."
Porter plainte pour surmonter le traumatisme
Benoît porte plainte. Au fil de la procédure, des souvenirs plus précis lui reviennent, "des scènes marquantes". "Je me suis retrouvé étranglé sur le canapé pendant qu'il continuait de faire son affaire", raconte-t-il par exemple.
Les années sont douloureuses. Il faut tenter de se souvenir, raconter pour protéger les plus jeunes encore sous le joug de ce père incestueux.
Pour moi, ma mère n'était pas au courant. Aujourd'hui, on dit que les enfants sont dans un déni de loyauté. Je ne sais pas quoi en penser. Notre mère, c'était vraiment tout pour nous.
Benoîtà France 3 Normandie
Il faut supporter le poids de la culpabilité, aussi. Pour ses frères et sœurs, et pour sa mère. "Elle a été mise dans l'instruction en 2022 pour "non-assistance à personne en danger" et "non dénonciation de mauvais traitements" pour des enfants de moins et de plus de 15 ans. Quand j'ai vu qu'elle était poursuivie, je suis tombé sur le cul. Je me suis dit que finalement, mon père avait raison, qu'elle irait en prison si je parlais."
"J'ai failli faire une tentative de suicide. Mais grâce à ma conjointe et au fait que je suis resté la tête haute, j'ai réussi à surmonter ça", se félicite le jeune homme.
"Après le procès, ça a été très dur"
Le 19 février dernier commence un procès à huis clos particulièrement violent. Le père de Benoît reconnaît d'abord des "bêtises" commises sur les petites sœurs. Les experts estiment que son intelligence est très faible. Lui-même victime de pédophilie, il dit être "resté bloqué à l'âge de 8-9 ans".
"Je les prenais chacun leur tour", "la gamine, je l'ai baisée" : à plusieurs reprises, ses propos presque nonchalants choquent l'assemblée. Partie civile, l'association Les Enfants de Tamar s'interroge quant à elle sur le rôle de l'ASE. Car ni les éducatrices, ni les techniciens de l'intervention sociale et familiale ne remarquent la moindre maltraitance.
Le verdict tombe cinq jours plus tard. La mère de Benoît est condamnée à 4 ans de prison avec sursis, dont 2 sous bracelet électronique. Son père, lui, écope de 20 ans de réclusion criminelle assortis de 10 ans de suivi sociojudiciaire. Il est également déchu de tous ses droits parentaux.
Ce que je souhaitais, et j'ai été transparente avec lui, c'est que les choses soient expliquées et la décision finale, assumée. Lui et moi avions conscience de la gravité des faits et de leur caractère sordide. C'était une peine prévisible et attendue.
Me Emilie Hillard, avocate du père de Benoîtà France 3 Normandie
Une peine lourde, que son fils juge adéquate. Ni l'un, ni l'autre ne font appel. Me Emilie Hillard, l'avocate du père de Benoît, confirme : "la décision aurait pu ouvrir la voie de l'appel. J'en ai discuté avec lui : il était hors de question pour lui comme pour moi de refaire vivre un procès à ses enfants et aux autres parties civiles."
"Après le procès, ça a été très dur", reconnaît Benoît. "Je pensais que j'allais réussir à surmonter tout ça, ça faisait 4 ans que je m'y préparais, mais le retour a été très difficile. J'étais sur les nerfs, j'ai dû reprendre des séances de psychothérapie afin de poser tout sur la table, parce que j'ai entendu des choses que j'ignorais. Dans l'ensemble, en parlant avec ma conjointe, des amis, la psychologue, ça m'a libéré et je me sens mieux."
"Ma compagne se demande si je vais reproduire ce que j'ai vécu"
Benoît et sa compagne élèvent désormais un petit garçon de trois mois. Une renaissance, mais qui a engendré pour le couple de nouvelles préoccupations. "Je vis bien la paternité. Je suis très heureux... Mais ça a été dur. Ma conjointe se pose énormément de questions. Elle se demande si je vais reproduire ce que j'ai vécu, si je vais prendre soin de mon fils... J'ai beau lui dire que je ne ferais jamais de mal à un enfant, elle aussi a dû voir des psys", relève Benoît.
"On en parle beaucoup, on est resté soudé", estime-t-il cependant. Espérant que son témoignage libère la parole d'autres victimes. Pour qu'elles aussi parviennent à se reconstruire.
"Beaucoup de victimes de viol ressentent du dégoût pour eux-mêmes une fois qu'ils dénoncent les faits. Je voulais surmonter ce traumatisme, pour leur dire que ça va être très dur, qu'il y aura des hauts et des bas, qu'ils auront parfois envie de se laisser mourir... Mais qu'ils doivent rester forts, penser aux proches qui les aiment vraiment et leur veulent du bien. Le traumatisme restera, mais il les renforcera", conclut-il.