Jocelyne Coudurier a subi pendant des années les abus d’un père maltraitant et incestueux. Aujourd’hui âgée de 63 ans, elle raconte son parcours dans un livre. "Bouches cousues" (City Édition), en librairie aujourd’hui, est un témoignage fort que son autrice veut libérateur. En France, une personne sur dix serait victime d’inceste dans son enfance.
"Moi qui fus morte jusqu’à l’âge de trente-trois ans, je me bats maintenant pour vivre, depuis bientôt trente ans". Les mots sont posés. Les maux, tout juste. Il y a deux ans, Jocelyne Coudurier choisit de ne plus rester "bouche cousue" et couche, sur le papier, l'histoire de sa vie. Un parcours aussi thérapeutique que douloureux : car trente ans après, et malgré le suicide de son géniteur, la douleur est toujours vive.
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"Vous ne dites rien ou je vous tue"
Nous n'entrerons pas dans le détail des maltraitances que Jocelyne Coudurier a vécues. Mais au fil des pages, crues, elle évoque "des souffrances, de la douleur, de la manipulation", que son géniteur lui fait subir dès l’enfance, d’abord dans la Marne, puis à Eppeville, dans la Somme, où il travaille dans une sucrerie. La mère laisse faire. La famille se tait.
"Ma génitrice était encore plus frappée que nous [Jocelyne, sa sœur Sylvie et une autre, qui souhaite rester anonyme, ndlr]. C’est en cela que je lui trouve des circonstances atténuantes", raconte-t-elle. "Mais ça n’atténue pas ma douleur. Nous mettre dans le lit de notre géniteur… On était petites, on avait neuf ans la première fois. Puis, ça s’est envenimé. C’était régulièrement, tout le temps."
Entre ma sœur et moi, il y avait ce regard. Quand on voyait qu’il était en colère, qu’il descendait au sous-sol, on se regardait avec Sylvie et on se disait "l’une de nous deux va le rejoindre". Après, on avait quelques heures de répit. Il nous faisait le plein de bonbons pour nous récompenser, nous remercier. La récompense du petit chien gentil.
Jocelyne Coudurierà France 3 Normandie
Les coups, mais aussi les viols, deviennent quotidiens. Enfant, Jocelyne n’a aucun contre-exemple. Son père lui affirme "que tout le monde le fait, mais que personne n’en parle". "Le directeur de l’école, les instituteurs, les avocats, les médecins", liste-t-elle, la voix nouée. "Quand il nous frappait avant de partir à l’école, il nous disait ‘vous avez intérêt à fermer votre grande gueule’. Et quand j’étais adulte ‘t’as intérêt à la fermer’. C’est pour ça que je n’ai jamais parlé."
On est conditionné dès toutes petites à ne pas parler, ne pas faire de vagues, à ne rien laisser paraître. Les coups que l’on prenait, on n’en parlait pas. En grandissant, c’est encore plus fort. C’est un étau qui se resserre tout le temps.
Jocelyne Coudurier
Aujourd'hui, dans son livre, Jocelyne Coudurier s’interroge : "Comment se fait-il qu’une mère accepte de son époux qu’il viole ses filles ? Comment se fait-il qu’une mère devienne jalouse de sa fille parce que son mari préfère coucher avec elle qu’avec sa propre femme ?" Sans trouver de réponse : "mon géniteur avait trois frères et une sœur, du côté de ma mère, quatre frères, quatre sœurs. J’avais des grands-mères. Personne n’a parlé, personne ne disait rien. Pourquoi ne nous ont-ils pas aidés ?"
Une emprise de trente-trois ans
L’emprise du père sur ses filles va bien au-delà de l’enfance. Jusqu’à l’âge de trente-trois ans, Jocelyne reste à ses côtés. Il la menace de la tuer. Et la contraint psychologiquement à rester. Créant une bulle, comme un syndrome de Stockholm, ou plus rien n’existe en-dehors du foyer. "Je me voyais dans une cage. La porte était ouverte pour que je travaille, mais il fallait que je revienne dans la cage", décrit-elle. Analysant, dans son ouvrage : "de tels agissements peuvent mener la victime à être comme anesthésiée. Trop occupée à survivre, elle ne parvient pas à partir."
Il était pervers au point où il s’imaginait que je couchais avec tout le monde, partout où j’allais. Mon patron, un passant, un boucher du magasin… Il voulait que je lui raconte des détails. Il me faisait boire pour essayer de me faire dire des choses. C’était machiavélique.
Jocelyne Coudurier
Un jour, malgré tout, elle tente de s’enfuir. Elle se réfugie à Honfleur, rencontre des gens qui l’aiguillent vers un restaurant. Elle y travaille une semaine. "Des membres du personnel avec qui j’avais discuté, sans donner de détails sur ma vie, m’ont dit que je devrais téléphoner à mes parents, leur dire que j’allais bien, que je n’étais pas morte. J’ai fait la bêtise de téléphoner", se souvient-elle. "Ma mère a décroché, m’a passé mon père. Il était en pleurs. Il m’a suppliée de revenir. Bête et disciplinée, j’y suis retournée."
Plus tard, le géniteur de Jocelyne Coudurier purge une peine de prison – quelques mois seulement, qui font suite à une plainte déposée par l'une des soeurs de Jocelyne. Mais là encore, la "torture psychologique" se poursuit et Jocelyne, alors jeune femme, demeure sous son emprise, incapable de partir. "Quand j’allais le voir au parloir, il me disait 'je te fais surveiller à l'extérieur'. J’étais convaincue que c’était vrai."
Sorti de prison, il se suicide peu de temps après avoir assassiné une voisine. "On n’a jamais su pourquoi", précise Jocelyne. "Cette dame a-t-elle entendu des choses, vu des choses qu’elle n’aurait pas dû voir ? Elle l’a payé de sa vie."
La difficulté de "faire abstraction"
Aujourd’hui, Jocelyne Coudurier a repris le contrôle de sa vie. C’est à Elbeuf, en Seine-Maritime qu’elle est parvenue à s’enfuir, pour tenter de se reconstruire. Elle y mène une existence plus douce. Mais non dénuée de difficultés : "Même hospitalisé, emprisonné, mort, il a un pouvoir", relève-t-elle. "Des fois, je fais abstraction, mais ça revient facilement. Je me dis que j’ai énormément souffert. Je n’ai pas vécu pour moi, j’ai vécu pour les autres. J’étais la chose d’autres personnes."
Quand les portes sont fermées chez les voisins, on ne sait pas ce qu’il se passe. Même dans cette aire nouvelle d’internet, les enfants ne parlent pas, les épouses qui se font taper ne parlent pas. Ils ont peur.
Jocelyne Coudurier
Avec Bouches cousues, Jocelyne espère contribuer à aider les victimes d’inceste à sortir du silence. Leur dire qu’elles ne sont pas seules, et les guider vers la reconstruction. "J’ai rencontré une assistante sociale en 1993 quand je me suis enfuie. Elle m’a dit 'retournez chez vous, vous avez un toit, vous avez un travail'. Ça a été un grand choc", témoigne-t-elle.
"Aujourd’hui, je veux aider les autres", précise celle qui souhaite désormais ouvrir une association d'aide aux victimes d'inceste. Concluant, dans son ouvrage : "Rappelez-vous, s’il vous plaît, lorsque une personne victime de violences se confie à vous… Écoutez, prenez le temps de comprendre, et mesurez vos propos."
Si vous êtes victimes ou connaissez une victime d'inceste, il existe une plateforme d'écoute, anonyme et gratuite : 0 805 802 804