Pénuries de médicaments, rentabilité économique fragilisée, difficultés à recruter du personnel, nouvelles missions… le métier de pharmacien en officine évolue. Nombre d’entre eux s’inquiètent pour l’avenir de leur point de vente. Quelle est la situation en Normandie ?
À Caudebec-lès-Elbeuf (Seine-Maritime), commune de 10 000 habitants, Philippe Nguyen et sa femme Nathalie sont tous les deux pharmaciens. Ils sont installés dans l’une des rues qui mènent au centre-ville depuis 28 ans.
Comme de nombreux confrères, depuis 2022, le travail quotidien se complique notamment en raison de la pénurie de médicaments. S’il est difficile à quantifier précisément, le temps supplémentaire passé à chercher des solutions pour leurs clients s’élève à une demi-journée voire une journée par semaine.
Des ruptures sur de nombreux médicaments
"Quand nous n’avons plus le traitement prescrit, nous essayons de joindre un confrère pharmacien, puis nous appelons le fournisseur", explique Philippe Nguyen. "Si nous n’avons toujours pas de solution, il nous faut appeler le médecin pour lui demander quel médicament de substitution il préconise. Nous essayons de faire des listes d’attente pour les clients mais aujourd’hui, il y a des ruptures sur de très nombreux médicaments : des antidiabétiques, des traitements contre le cancer, des collyres…. "
Au-delà de ce phénomène, c’est l’économie globale de nombreuses pharmacies qui est aujourd’hui fragilisée. Dans cette officine de Caudebec-lès-Elbeuf, l’essentiel de l’activité est lié à la vente de médicaments. Le couple de pharmaciens touche un pourcentage sur le prix. Or, depuis 20 ans, celui-ci a baissé de près de 50% comme en atteste une étude du LEEM, l’organisation professionnelle des entreprises du médicament opérant en France.
"Comme pour tout le monde, tout augmente pour nous : les coûts de l’énergie, les salaires de nos quatre employés et c’est normal… tout coûte plus cher sauf le prix des médicaments", tempête le co-gérant de cette officine dont la marge diminue.
Impossible selon lui de compenser cette perte de rentabilité par la vente de produits de parapharmacie par exemple. Le pouvoir d’achat de sa clientèle est limité. Elle préfère les acheter en grande surface où les articles sont moins chers.
Des missions supplémentaires peu rémunératrices
Les nouvelles missions confiées aux pharmaciens par le gouvernement ne semblent pas non plus être la solution d’après Philippe Nguyen, membre du bureau du Syndicat des pharmaciens 76. Vaccination, détection d’angine, d’infection urinaire… Ces services proposés aux usagers dans les pharmacies se multiplient mais sont insuffisamment rémunérés selon le syndicat.
La détection de cystite est ainsi payée 6 euros au pharmacien qui doit réaliser un questionnaire auprès de la patiente, vérifier des éléments cliniques comme la température ou la pression artérielle, réaliser la bandelette puis conseiller la malade et rendre compte des résultats à son médecin. Du temps passé sans compter la nécessité de se former au préalable.
"Pour ces nouvelles missions, il faut du temps. Car nous devons aussi assurer le service au comptoir. Sinon, les clients s’impatientent", confie Phillipe Nguyen. Or, comme dans de nombreuses pharmacies, le co-gérant peine à recruter. Son adjoint est parti depuis presque deux ans. "Travailler tard le soir et le samedi, les gens n’en veulent plus", poursuit-il.
Et les candidats qui se présentent ont des ambitions salariales très élevées. Au-delà même de ce que les gérants se versent comme revenus nous confie-t-il. "Je suis toujours heureux de faire mon métier, conclut Philippe Nguyen , mais pas dans les conditions dans lesquels je le fais".
« On court à la perte des petites pharmacies »
Au cours de notre enquête, de nombreux pharmaciens ont accepté de nous répondre, uniquement par téléphone et sous couvert d’anonymat. Chaque fois, le scénario est le même : ils souhaitent vendre leur magasin et ont peur de ne pas y parvenir s’ils témoignent à visage découvert.
Dans une grande ville de Normandie, Sophie (le prénom a été modifié) a racheté une petite pharmacie du centre il y a cinq ans. À l’époque, le chiffre d’affaires est de moins d’un million d’euros. Mais la nouvelle installée pense pouvoir faire mieux. "En quatre ans, j’ai enchaîné les manifestations des Gilets jaunes tous les samedis qui ont fait déserter le centre-ville à bon nombre de clients, le COVID durant lequel je n’ai pu faire aucun test car ma pharmacie était trop petite et je n’avais pas de pièce dédiée, séparée et aérée, puis les manifestations contre la réforme des retraites", constate, amère, la pharmacienne. "Résultat, mon chiffre d’affaires global baisse, le bénéfice baisse et les salaires augmentent. Mon assistant est aujourd’hui mieux payé que moi", confie celle qui va bientôt fêter ses 50 ans.
En cinq ans, quatre pharmacies de taille identique à la sienne ont fermé autour d’elle. Résultat, les tours de garde sont de plus en plus fréquents, majorant la fatigue. "Comme je gère une petite pharmacie, le volume de médicament commandé au laboratoire est moins important qu’une grande pharmacie installée dans un centre commercial. Par conséquent, je n’obtiens pas les mêmes ristournes par mes fournisseurs que mes confrères de taille plus importante", détaille-t-elle. "On court à la perte des petites pharmacies".
« C’est la force des choses qui me pousse à vendre »
Sophie a donc décidé de vendre son officine. Mais pour l’heure, aucun repreneur. "Si je ne vends pas rapidement, dans quelques années, ce sera la liquidation judiciaire, sauf si je renonçais à me payer", précise cette professionnelle qui est aussi mère de famille. "Si je parviens à vendre, j’irai remplacer mes confrères en tant que salariée. Je gagnerais plus, sans les responsabilités. Avoir fait autant d’études, travailler 55h par semaine pour me faire pourrir par les clients qui pensent qu’on se gave d’argent….", la pharmacienne avoue ne plus en pouvoir.
Cet autre pharmacien installé sur le littoral avoue lui "avoir le sentiment de ne plus avoir la reconnaissance de l’Etat. À chaque nouvelle loi de finances, le gouvernement essaie de récupérer des sous. Il nous dit qu’il va mieux nous intégrer au système de santé grâce à de nouvelles missions de vaccination ou de détection de certaines pathologies mais c’est très peu rémunéré".
Seul avec deux préparatrices, dont l’une est en arrêt maladie de longue date, le professionnel annonce un chiffre d’affaires, "à peine suffisant pour pouvoir fonctionner. Ça fait des années que je me bats avec des procédures de sauvegarde et de redressement."
Désormais, il cherche à vendre. "C’est la force des choses qui m’y pousse mais ce n’est pas facile. Si j’y parviens, je me mettrai au service de mes confrères comme salarié."
14 pharmacies en moins chaque année en Normandie
Au 1er janvier 2023, la France comptait 20 142 pharmacies. Le réseau français est reconnu pour son maillage territorial de proximité. Depuis 2012 néanmoins, la France a perdu 10% de pharmacies. En Normandie, la tendance est similaire. Surtout, elle s’accélère depuis 3 ans. Depuis 2021, ce sont en moyenne 14 pharmacies qui disparaissent chaque année dans notre région, contre 9 par an entre 2011 et 2021.
Résultat, la Normandie est aujourd’hui un peu moins bien dotée en pharmacies que la moyenne nationale mais d’après le président du Conseil régional de l’ordre des pharmaciens en Normandie, "il n’y a pas de désert pharmaceutique dans notre région". À l’appui de son propos cette carte publiée en 2019.
En vert figurent les zones situées à moins de cinq kilomètres à vol d’oiseau d’une pharmacie. C’est l’essentiel du territoire normand. En blanc, les bassins situés à plus de cinq kilomètres d’une officine. "Personne n’est pour l’heure à plus de cinq minutes en voiture d’une pharmacie en Normandie", selon Franck Blandamour.
Limiter les coûts en se regroupant
D’après lui, les fermetures s’expliquent par deux phénomènes principaux : le transfert et la restitution de licence. Le transfert consiste en un regroupement de plusieurs officines en une seule. C’est le cas le plus fréquent avec pour objectif de limiter les frais de fonctionnement comme le loyer, l’assurance, les coûts informatiques…
L’autre situation est la restitution de licence lorsqu’une pharmacie est contrainte de mettre la clé sous la porte faute d’un repreneur. Ce cas de figure est plus fréquent en zone rurale. "Beaucoup d’officines s’y sont développées dans les années 80. Le modèle médical était alors en expansion et la pharmacie venait compléter l’offre", explique le président du CROP Normandie. L’ARS proposait d’ailleurs des dérogations à l’installation dans des villes qui comptaient moins de 2500 habitants, le seuil à atteindre d’ordinaire.
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Au 1er janvier 2023, la France comptait 20 142 pharmacies. Un nombre qui a baissé de 10% depuis 2012. Quel état des lieux en Normandie ?
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Bourth, une pharmacie pour combien de temps encore ?
À Bourth, dans l’Eure, c’est ce qui inquiète les 1200 habitants qui peuvent aujourd’hui compter sur des commerces, une maison médicale et …une pharmacie où 150 clients se succèdent en moyenne par jour pour acheter des médicaments mais aussi profiter de services de dernière génération comme une cabine de téléconsultation médicale, notamment le soir et les week-ends.
Depuis le décès des propriétaires, c’est une ancienne salariée qui gère l’officine jusqu’à la reprise du fonds de commerce. Mais depuis la mise en vente dans cinq agences spécialisées, et malgré une baisse drastique, seuls deux visiteurs se sont présentés. Sans donner suite.
"Les jeunes pharmaciens s’orientent vers le secteur de l’industrie plutôt que l’officine", explique Justine Gorrec, gérante actuelle de la pharmacie. "Ils préfèrent s’installer en milieu urbain plutôt que rural malheureusement. Certains optent pour le salariat car il y a moins de contraintes, ni garde ni grosses amplitudes horaires", poursuit-elle.
Résultat, cette officine qui est la première à dix kilomètres à la ronde pourrait bien fermer ses portes alors que sa situation financière est bonne avec plus d’1,4 millions d’euros de chiffres d’affaires hors taxes.
L’incompréhension est totale tant du côté des habitants. "La pharmacie est toujours pleine. C’est bien qu’elle rend un service", explique l’une d’entre eux. "C’est un maillon important. Grâce aux commerces, à l’école, à la maison médicale et à la pharmacie, Bourth est un bourg vivant", conclut Géraldine Dumoutier, la maire.
Si la pharmacie n’est pas vendue dans les 2 ans suivant le décès du propriétaire, d’après le code de santé publique, elle doit fermer ses portes. La date limite pour vendre la pharmacie est désormais fixé à juillet prochain. À moins d’obtenir une dérogation de l’ARS.