Deux militantes deviennent le symbole d’une mobilisation citoyenne écologiste, que le gouvernement entend sanctionner. Menottes, nuit en cellule, comparution immédiate : ces bloqueuses de 72 et 60 ans ont été arrêtées alors qu'elles entravaient le chantier d'une multinationale et encourent deux ans de prison.
On les surnomme les "gardiennes de Lure". Elles incarnent une nouvelle résistance citoyenne écologiste, que le gouvernement entend criminaliser depuis les événements de Sainte-Soline, avec notamment la dissolution des Soulèvements de la terre.
Sylvie et Claudine ont été arrêtées le 4 octobre, dernier, alors qu'elles étaient allongées en travers du chemin qui conduit les engins vers le chantier Boralex à Cruis (Alpes-de-Haute-Provence). Un projet de construction de centrale photovoltaïque sur la montagne Lure qui menace 17 hectares de forêt et qu'elles combattent avec le collectif Elzeard, Lure en résistance depuis plus d’une année. Ces néo-rurales pacifistes de 60 et 72 ans sont jugées mardi 14 novembre devant le Tribunal de Digne. Elles encourent deux ans de prison.
"Arrêter le massacre"
Claudine vit dans sa maison de Forcalquier avec son chat. Chirurgien-dentiste à la retraite, âgée de 72 ans, cette Parisienne a eu un coup de cœur inattendu pour la Provence de Giono à l'occasion d'un séjour chez des amis, au point de venir s'y installer il y a quatre ans.
Cette amoureuse de la nature et du vivant sous toutes ses formes, est formée au yoga qu'elle pratique intensément. Claudine s'est "sentie tout de suite concernée", quand elle a appris il y a quelques années que des projets menaçaient la montagne de Lure.
Il y a déjà beaucoup de zones artificialisées qui pourraient être aménagées mais le profit guide ces choix. Je me suis dit : comment empêcher cette marchandisation du monde et du vivant et faire entendre sa voix ?
Claudine, 72 ans , habitante de ForcalquierFrance 3 Provence-Alpes
Cette montagne dont Sylvie admire chaque jour la poésie de sa fenêtre, depuis son village de Montlaux situé en face de Cruis. Aujourd'hui sexagénaire, la comédienne a décidé, il y a bientôt 30 ans, de s'éloigner d'Aix-en-Provence, "un peu trop urbaine", pour se rapprocher de la vie sauvage. "Avant d'arriver ici, je ne me rendais pas compte de l'état du monde et je n'avais pas conscience de l'écologie" dit-elle pour expliquer son tout premier engagement dans le Mouvement des coquelicots contre les pesticides, peu après son installation dans le coin. Tout naturellement, c'est elle qui va initier en 2019 le collectif Elzeard, Lure en résistance contre l'implantation de 20 000 panneaux solaires en face de chez elle.
Face aux tronçonneuses qui abattaient les arbres, on n'avait aucune conscience du danger, c'était à la fois une force et une fragilité.
Sylvie, collectif Elzeard, Lure en résistanceFrance 3 Provence-Alpes
Avec Claudine, elles vont se retrouver côte à côte quand débutera le chantier du défrichement pour stopper les tronçonneuses et "arrêter le massacre" disent-elles. Tandis que les recours administratifs et judiciaires des associations -portés notamment par l'ANB- pleuvent, que le chantier connait des soubresauts, s'arrête puis reprend, elles deviennent peu à peu "des bloqueuses", s'enchaînant aux bulldozers chaque fois qu'il le faudra pour défendre les dizaines d'espèces protégées recensées sur le site. La montagne de Lure étant labellisée réserve de Biosphère par l'Unesco, la mobilisation des habitants et des militants enfle pour la sauver.
Dans le mode d'action, Claudine reste très attachée à la charte d'éthique du collectif qui s'engage à la non-violence, d'autant qu'elle renonce à prendre des risques physiques au regard de son âge. Mais avant tout, pour elle, "respecter le vivant, c'est forcément respecter l'humain".
"Une cellule qui s'apparente à une cage pour animaux"
Au matin du 4 octobre, Claudine et Sylvie s'allongent au milieu du chemin pour empêcher les engins de se rendre sur le chantier. Il est environ 14h, lorsque les gendarmes viennent les arrêter. Menottées dans le dos, on leur signifie qu'elles doivent répondre de deux infractions pénales : entrave à la circulation et interdiction de pénétrer dans une propriété privée. Chacune dans un véhicule, gyrophare et sirène en marche, les deux militantes sont emmenées à Forcalquier pour un premier interrogatoire.
Je me sentais protégée par mon âge, j'étais étonnée que le médecin des urgences valide mon placement en cellule.
Claudine, militante écologiste, 72 ansFrance 3 Provence-Alpes
Officiellement placées en garde à vue, elles sont transférées à Manosque, pour y passer la nuit, seules en cellule, derrière une porte blindée, sur une paillasse en béton, avec"nourriture pour chien, infâme", réveil toutes les trois heures "lumière dans les yeux", se souvient Claudine, qui se sent "traitée comme une chose","même la chasse d'eau des toilettes s'actionne depuis l'extérieur, il faut demander aux gendarmes de le faire, tout est fait pour vous enlever tout pouvoir et toute humanité".
Je ne suis pas une criminelle, c'est un acte de légitime défense contre ceux qui sont derrière les machines, pour sauver le vivant et ces forêts indispensables à notre survie.
Sylvie, bloqueuse sur le site de Cruis, 60 ans.France 3 Provence-Alpes
Le lendemain, elles sont toutes deux déférées devant le tribunal de Digne pour une comparution immédiate, "on attend dans une cellule qui s'apparente à une cage pour animaux" avant de passer dans le bureau du Procureur qui évoque une peine de quatre ans d'emprisonnement.
"Deux petits bouts de femmes sans violence"
Puis vient l'audience, "dans le box, le pantalon qui tombe parce qu'on vous a pris votre ceinture", et enfin le renvoi de l'affaire au 14 novembre. "Nous n'avons rien à nous reprocher, conclut Sylvie, "sauver des êtres vivants est un acte fort et courageux".
Claudine et Sylvie, serviront-elles d'exemples pour dissuader cette forme d'activisme? Me Nino Arnaud, l'avocat de Sylvie, souligne "un rapport de force déséquilibré", face à "deux petits bouts de femmes sans violence" évoquant un choix du parquet : "la comparution immédiate est là pour taper sur la délinquance de droit commun, les dealers, les voleurs, elles auraient pu être convoquées tranquillement, sans caution ni contrôle judiciaire".
Pour l'avocate de Claudine, l'audience qui se tient ce mardi à 14h au tribunal de Digne invite à une réflexion sur la désobéissance civile. "Elles n'ont rien inventé, elles réactivent des modes d'action anciens comme celui des suffragettes," poursuit Me Marie Poirot, "la question étant, une fois les recours épuisés, de quel autre arme disposent-elles, pour s'interposer face à un danger imminent, que leur propre corps posé sur une route ?"
Un appel au rassemblement devant le tribunal
Le soutien à ces deux habitantes de la montagne de Lure s'organise. Un clip, réalisé avec l'appui de nombreuses personnalités et montrant leur arrestation, circule sur X (ex-Twitter), tandis que de son côté la société Boralex affirme haut et fort que le chantier est "légal et légitime" et réclame 30 00 euros d'indemnités aux deux militantes.
❇️Claudine et Sylvie ❇️ sont convoquées le 14/11 à 14h au tribunal judiciaire de Digne-les-Bains pour s’être allongées devant les engins de l’entreprise BORALEX qui dévastaient (et dévastent encore aujourd’hui) une trentaine d’hectares de foret à Cruis sur la montagne de Lure de… pic.twitter.com/c6suib5h26
— Asso Nationale pour la Biodiversité (ANB) (@ANBiodiversite) November 12, 2023
Enfin, on retrouve les écologistes d'EELV, eux aussi vent debout dans ce dossier, arguant "oui aux énergies renouvelables, mais pas dans nos forêts". Un rassemblement de soutien est prévu mardi 14 novembre devant le Tribunal de Digne.