L'habitat indigne va être jugé devant la justice. La douleur des familles des huit personnes mortes sous les décombres des immeubles insalubres effondrés sera entendue devant le tribunal correctionnel de Marseille. Ainsi en a décidé le vice-procureur Michel Sastre ce jeudi 14 mars.
"Drame de la routine", réparations "cosmétiques", volonté de "préserver ses deniers". Ce jeudi 14 mars, dans son réquisitoire sévère, le parquet de Marseille a demandé que le drame de la rue d'Aubagne fasse l'objet d'un procès. Huit personnes avaient trouvé la mort dans l'effondrement de deux immeubles insalubres et vétustes en plein centre de Marseille le 5 novembre 2018.
Un procès à l'automne
Dans son réquisitoire jeudi, le vice-procureur Michel Sastre demande le renvoi des quatre personnes mises en examen devant le tribunal correctionnel de Marseille, pour homicides involontaires et blessures involontaires. Le magistrat a en revanche abandonné le chef de mise en danger d'autrui, une proposition qui pourrait écarter une bonne partie des quelque 70 parties civiles actuellement au dossier.
Habitat insalubre à Marseille : le parquet a demandé que le drame de la rue d'Aubagne, la mort de huit personnes dans l'effondrement de deux immeubles insalubres, au coeur de Marseille, en 2018, fasse l'objet d'un procès #AFP pic.twitter.com/uXdqcur5bd
— Agence France-Presse (@afpfr) March 16, 2024
"Si les réquisitions venaient à être suivies (par les trois juges d'instruction chargés de ce dossier), une audience de mise en état pourrait avoir lieu au printemps, pour une ouverture possible du procès cet automne", a expliqué samedi à l'AFP le procureur de la République de Marseille Nicolas Bessone. Quatre personnes pourraient donc être jugées pour ces huit vies disparues, dans un drame symptomatique de l'ampleur de la question de l'habitat insalubre dans la deuxième ville de France, en son cœur même, à quelques encablures à peine du Vieux Port et de la Canebière.
Deux personnes physiques d'abord : Julien Ruas, adjoint au maire chargé de la prévention et de la gestion des risques, alors que la ville était encore dirigée par Jean-Claude Gaudin (LR) ; et Richard Carta, l'architecte désigné comme expert par le tribunal administratif de Marseille, qui avait inspecté l'immeuble du 65 rue d'Aubagne, où vivaient les huit victimes, le 18 octobre 2018, trois semaines à peine avant le drame. Une visite qu'il avait bâclée en une heure, sans interroger aucun habitant.
"Phénomène d'accoutumance au risque"
Deux personnes morales aussi pourraient être jugées : Marseille Habitat, société d'économie mixte de la ville de Marseille propriétaire du 63 rue d'Aubagne, un immeuble vide, mais totalement délabré qui s'était écroulé en même temps que le 65 ; et le cabinet Liautard, le syndic de copropriété chargé de la gestion du 65. Si, dans son réquisitoire, Michel Sastre concède que "personne ne pouvait prédire un effondrement" des deux immeubles, le magistrat estime qu'"il était acquis", lors de l'intervention de M. Carta, que ces effondrements étaient "inéluctables". "Le processus de désagrégation était lancé, et rien ne pouvait plus l'arrêter", et ce depuis 2017, conclut le magistrat. Mais M. Carta, lui, n'a "pas rempli les obligations minimales de diligence d'un expert, (...) car c'était le soir, qu'il était pressé". "M. Carta s'était accoutumé à visiter des immeubles vétustes, il en voyait régulièrement, pensant peut-être, comme tout un chacun non expert, qu'un immeuble ça ne s'effondre pas", poursuit le vice-procureur de Marseille, évoquant "un drame de la routine". Quant à M. Ruas, il a démontré au cours de l'enquête que "toute notion de proactivité, de responsabilité et d'initiative par rapport à ses missions lui était totalement étrangères", cingle le réquisitoire du parquet.
Manque de curiosité
Michel Sastre, vice-Procureur
Et le magistrat de rappeler au passage le nombre de dossiers aux oubliettes dans le service dirigé par cet élu, directeur de maison de retraite de profession : 2.600 signalements d'immeubles sous suspicion de péril non traités, 230 immeubles en péril grave et imminent non suivis. Stigmatisant le "manque de curiosité" de certains experts, alors qu'"au moins neuf expertises judiciaires" ont été conduites sur les deux immeubles effondrés, entre 2005 et 2018, le réquisitoire de M. Sastre est également sévère pour les deux personnes morales en cause. Ainsi, quand le cabinet Liautard engageait des travaux au 65, "la cosmétique à coût minimum était privilégiée", constate le magistrat, qui en "déduit que l'argent était le motif qui retenait le syndic à cet immeuble". De même, dénonçant "un phénomène inquiétant d'accoutumance au risque" chez Marseille Habitat, le réquisitoire souligne qu'il y a eu "indiscutablement un refus délibéré" de cette société d'économie mixte "d'engager des travaux coûteux pour préserver des vies". Cela afin de "privilégier la préservation des deniers".
Cinq ans d'enquête
L’enquête aura duré cinq ans. Le 18 octobre 2023, Matthieu Grand, Mathilde Bloch et Nathalie Roche, les trois juges d’instructions en charge du dossier des effondrements de la rue d’Aubagne le 5 novembre 2018, ont officiellement signifié aux parties la fin de leurs investigations.
Dans un “avis de fin d’information” du 18 octobre 2023 adressé à toutes les parties du dossier, les trois juges d’instruction avisent de la fin de leurs investigations. Les parties avaient trois mois après cette date pour faire des demandes d’actes ou bien effectuer des observations. Le procureur de la République, lui aussi destinataire de l’avis de fin d’information, disposait des mêmes délais pour adresser ses réquisitions en vue d’ouvrir un procès ou de rendre une ordonnance de non-lieu
Selon la mairie de Marseille, plus de 370 immeubles ont été évacués dans la ville à la suite du drame de la rue d'Aubagne. En tout, 3.252 personnes ont été délogées. Entre 2016 et 2017, seuls une soixantaine d'arrêtés de périls avaient été pris par la municipalité.