Denis et Marie-Josée Rousseaux, 75 et 66 ans, ont récemment accompagné Lydie, lourdement handicapée, se faire euthanasier en Belgique. Un geste lourd de sens, fort en émotions contrastées et fruit d'un cheminement personnel pour les deux Bisontins, ancien anesthésiste et infirmière. Avec une certitude : chacun doit avoir le droit de mourir comme il l'entend. Récit.
Depuis plusieurs semaines, nous souhaitions entendre leur histoire. À lui, ancien anesthésiste à la retraite depuis 2016. Et à elle, ex-infirmière ayant arrêté son activité il y a quatre ans. Pourquoi ? Eux, formés dans leur métier respectif à soigner et à tout faire pour garder en vie leurs patients, ont pourtant choisi, il y a peu, d'aider à mourir. Denis et Marie-Josée Rousseaux, 75 et 66 ans, ont accompagné pour la première fois une personne se faire euthanasier en février 2024.
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Cette femme, c'était Lydie Imhoff, habitante de Besançon (Doubs), dont l'histoire et le cheminement jusqu'à sa "mort choisie" en Belgique avaient été documentés par nos confrères de l'AFP. Décédée à 43 ans dans un hôpital bruxellois, Lydie était handicapée depuis sa naissance et perdait progressivement l'usage de ses membres. Coupée de sa famille et voyant son état s'aggraver sans espoir de guérison, la quarantenaire souhaitait "être libérée". Mais avait un souhait : "ne pas mourir seule". C'est là où le couple Rousseaux est entré en scène.
Une sensibilité à la fin de vie développée sur le long terme
Pour accéder à leur maison, il faut quitter le centre de Besançon pour se rendre sur les hauteurs de la cité bisontine. Le ciel est bleu, et le soleil darde ses rayons dans le ciel comtois en cette fin de matinée de printemps. C'est devant une grande bâtisse, construite au XVIIIe, que nous accueille Denis.
Depuis quelques années, le septuagénaire est membre de l'association Le Choix - Citoyens pour une mort choisie, qui "a la conviction que chacun devrait pouvoir choisir le moment et la façon dont il mourra" explique-t-il. Son discours est construit. Celui d'un convaincu. Pourtant, sa sensibilité pour la fin de vie, Denis l'a développé tout au long d'une carrière passée à côtoyer la mort.
Le but d'un anesthésiste, c'est de plonger le patient dans un état de mort apparente, mais ensuite de le faire sortir de cet état. On agit pour le bien supposé de la personne, donc pour sa survie.
Denis Rousseaux
Soigner, toujours. Tendre vers la vie. Jusqu'à l'électrochoc. "Mon appétence pour l'aide à mourir date de 2010, le jour où j'ai vu arriver un vieillard au bloc opératoire" se souvient Denis. "Il était déjà extrêmement mal en point et allait sans doute mourir dans les prochaines semaines. Pourtant, nous devions le rendormir, pour l'opérer à nouveau. J'ai été vraiment choqué par son état. Je me suis alors juré de partir avant d'atteindre cette vie-là".
L'accompagnement de Lydie
L'anesthésiste s'ouvre au concept de "mort choisie". Il se renseigne, se rapproche d'associations et finit par s'investir personnellement. "D'une considération un peu égoïste, je suis passé dans la vision collective de la mort choisie : l'aide à mourir" reprend-il. "Aujourd'hui, je suis membre de la commission médicale de mon collectif". Un engagement militant, qui se concrétisera par des actes.
En août 2023, je reçois un appel du président de notre association. Il me dit qu'une femme, habitante de Besançon, comme nous, a fait une demande d'aide à mourir. Il voulait savoir si j'étais d'accord pour l'accompagner dans ce processus.
Denis Rousseaux
Cette femme, c'était Lydie Imhoff. Après une soirée de réflexion, le septuagénaire accepte. Et embarque avec lui sa femme, Marie-Josée. Longtemps, elle a hésité à témoigner. Le sujet était trop intime, disait-elle. Et venait remuer les souvenirs de Lydie, douloureux. "Mais au final, comme Lydie, qui avait accepté de se faire suivre pour son dernier voyage, je me suis dit qu'il fallait que je parle, pour informer les gens" nous a-t-elle confié.
Contrairement à son mari, l'ancienne infirmière n'est engagée dans aucune association. Mais connaît bien la mort, elle aussi. "J'ai travaillé dans des services lourds" témoigne-t-elle. "J'ai été très tôt confrontée à la mort. Et je me souviendrai toujours d'être restée sans réponse, sans réaction, face à une jeune fille de 20 ans qui m'annonçait qu'elle voulait mourir. Je devais avoir 25 ans et depuis, je suis sensible à ces questions d'aide à mourir".
Une relation forte créée avec Lydie
Quand son mari lui annonce qu'il s'est lancé dans l'accompagnement de Lydie, c'est donc naturellement que Marie-Josée propose son aide "pour réaliser des massages bien-être, chose que je fais assez souvent pour détendre les malades". Lydie accepte, Marie-Josée se rend donc chez elle une première fois.
J'ai trouvé une personne très fermée. Physiquement et psychologiquement. Elle était recroquevillée sur elle-même. Je m'en souviens, sa mâchoire était complètement contractée. Je devais rester 10 minutes, je suis restée trois quarts d'heure.
Marie-Josée Rousseaux
Au fil des semaines, une relation de complicité se crée entre les deux femmes. "Elle m'a rappelée 15 jours plus tard pour que je revienne" continue Marie-Josée. "Elle était moins tendue et on s'est mis à aborder d'autres sujets, plus profonds. À la fin de la séance, elle m'a dit : "est-ce que tu peux venir avec moi" ". Une phrase lourde de sens : Lydie demandait ainsi à Marie-Josée de l'accompagner jusqu'à la chambre d'hôpital où elle serait euthanasiée.
"Voilà, l'accompagnement m'est un peu tombé dessus" sourit la sexagénaire, les yeux et la voix prise par l'émotion. Un accompagnement au quotidien, dans les démarches administratives vers l'étranger (l'euthanasie étant interdite en France). Mais aussi dans l'accompagnement physique et psychologique. "Lydie, on lui a donné à manger, on lui a donné à boire, on l'a aidé à se déplacer" explique Denis Rousseaux. "Le but était de lui donner le maximum de douceur, pour qu'elle aille le plus tranquillement et paisiblement possible vers la mort".
Une mission qui n'est pas sans difficultés pour celui ou ceux qui l'accomplissent. "C'est particulier" nous dit Marie-Josée. "Car on est tout le temps sur une corde raide. On ressent des choses extrêmement fortes, des sentiments se créent, mais la mort est imminente. C'est très éprouvant. On réfléchit beaucoup aux mots qu'on va employer, car il faut rester dans une démarche positive. Il y a beaucoup d'écoute, de questionnements mais aussi de silences".
Le dernier voyage jusqu'à Bruxelles
Ce sont Marie-Josée et Denis qui se sont occupés du dernier voyage de Lydie jusqu'à Bruxelles. Des moments très intenses. "On s'est arrêté en route pour un dernier repas avec des amies de Lydie" se remémore Marie-Josée. "Arrivée à l'hôpital, je me souviens de ces derniers repas à la cafétéria. Cette dernière nuit, où je dormais à ses côtés. J'étais plus stressée qu'elle. C'est elle qui m'a dit "Marie-Jo, arrête de ronfler" ".
Le lendemain, Lydie reçoit une injection qui la mènera vers la mort. Marie-Josée était là, tout près d'elle. Et Denis, au bout du lit. "Je lui ai raconté une histoire alors qu'elle s'en allait" se souvient Marie-Josée. "Et dans ses yeux, alors que j'avais vu beaucoup de personnes mourir avec un regard effrayé, elle, elle était vraiment apaisée".
Ce sont des émotions contrastées. On partage le bonheur et le soulagement de Lydie. Forcément, on se dit qu'on a réussi notre mission. Et un peu après, on réalise que c'est fini, qu'on ne la verra plus après toute la complicité et l'amour qui nous liaient.
Marie-Josée Rousseaux
Pour la première fois, quelques minutes après le décès de Lydie, Marie-Josée a laissé couler quelques larmes, "chose que je m'étais interdit de faire devant elle". Cette ambivalence des sentiments, "c'est le refus inconscient de la mort, car on a été élevé comme ça" estime Denis. "Au final, il faut accepter et comprendre celles et ceux qui veulent partir. Et ne pas essayer de les faire constamment changer d'avis. Ce qui a détendu Lydie, ce n'est pas notre accompagnement, mais surtout l'issue qui se rapprochait de plus en plus".
"Le projet de loi n'est qu'un effet d'annonce"
Voir la mort comme une issue, c'est aussi ce que défendent les époux. "Accompagner à la mort est aussi un soin" affirme Denis. "Et je ne vois pas cela comme incompatible avec les soins palliatifs. Au contraire. Les deux dispositifs répondent à différentes demandes".
À ce titre, l'ancien anesthésiste pose un regard dur sur le projet de loi "aide à mourir" présenté par Emmanuel Macron. "Pour nous, c'est un simple effet d'annonce" s'agace-t-il. "C'est une avancée car cette question s'affirme dans le débat public. Mais dans les faits, ça ne va rien changer. On a tellement de critères qui encadrent cette future aide à mourir que très peu de personnes seront concernées. Lydie ne rentrait pas dans cette loi. Il y aura toujours des gens qui iront mourir en Suisse et en Belgique".
Et Denis sera là pour les accompagner. "Je serai prêt à recommencer" confesse-t-il. "Mais il me faut du temps. On parle d'humain. De mort". Sorti renforcé dans ses convictions par l'accompagnement de Lydie, Denis Rousseau estime encore plus "qu'on a le droit de choisir sa fin de vie, et l'accompagnement permet de le faire en douceur, sans être obligé de sauter du dernier étage".
"J'ai été marquée au fer rouge, mais je ne regrette rien"
Pour Marie-Josée, la situation est plus contrastée. "J'aimerais moi aussi être accompagnée vers la mort, mais je ne souhaite plus prendre en charge quelqu'un" nous dit-elle. Pourquoi ? "J'ai été marquée au fer rouge par Lydie. Ça a été très lourd".
Accompagner prend tellement de temps, et remue tellement de choses en nous. On se pose beaucoup de questions. Parfois, je me suis sentie un peu submergée. Lydie, je ne peux pas l'oublier et j'y penserai toujours. Je ne peux pas refaire la même chose avec quelqu'un d'autre.
Marie-Josée Rousseaux
Mais elle l'assure, Marie-Josée ne regrette rien. "Lorsque j'ai recouvert le corps de Lydie avec le drap de son lit d'hôpital, j'ai vu qu'elle était libérée. C'est l'essentiel". Une dernière question nous vient à l'esprit, avant de quitter les lieux. Le couple a-t-il gardé des souvenirs de Lydie, comme des photos. "Non" répond tout de suite Marie-Josée. "On n'en a jamais pris. Les souvenirs, ils sont dans la tête".