On peut passer ? Qui ne s'est jamais posé cette question face à un panneau "Propriété privée, défense d’entrer" en bordure de forêt ? Le documentaire "Des chemins en commun" de Laurent Bouit nous entraîne en Bourgogne, au cœur du Morvan, une région où un réseau de chemins ruraux, à la fois extraordinaire et fragile, subsiste encore.
On peut passer ?
Cette interrogation met en lumière notre droit fondamental à nous déplacer librement. Parfois, on opère un demi-tour, hésitant, alors que d'autres osent s'aventurer. Et ils ont raison, car souvent, oui, on peut passer !
Notre liberté de marcher s'est évanouie en quelques décennies, alors que des siècles ont été nécessaires pour créer ce réseau, parfois de haute lutte, face aux grands propriétaires terriens.
Des chemins en danger
Autrefois, les gens se déplaçaient majoritairement à pied en parcourant les chemins communaux. Aujourd’hui, on ne va plus à pied, ni au village, ni à l’école, ni au travail et beaucoup d’habitants ne connaissent plus les chemins de leur commune.
Faute d'entretien et de passage, des milliers de kilomètres de chemins ruraux ont disparu, envahis par la végétation, annexés par des propriétaires privés ou simplement effacés du paysage par les engins agricoles.
Sylvain Tesson, dans son livre "Sur les chemins noirs", décrit ces chemins "en danger", traversant des zones où ils existent encore, et d'autres où ils ont presque disparu.
En quarante ans, quelque 250 000 kilomètres (sur 750 000 environ) ont disparu en France, selon le Codever (Collectif de défense des loisirs verts).
Les chemins du Morvan, un patrimoine à préserver
Le Morvan, couvert de forêts, est un paradis pour les randonneurs. Épargné par le remembrement agricole, il conserve un dense maillage de chemins, même en forêt.
Mais la disparition des petites fermes et le dépeuplement menacent ces passages que la nature reprend.
Pourtant, ces chemins sont toujours sur les cartes et inscrits au cadastre.
Dans chaque village, le cadastre napoléonien du 19ᵉ siècle nous montre une image figée de notre territoire. "Tous ces chemins appartiennent aux communautés villageoises, ils sont ce qu’on appelle des chemins ruraux. À cette époque, les chemins étaient donc un bien commun et l’entretien revenait aux propriétaires des parcelles qui les jouxtaient", indique Vincent Guichard, archéologue et directeur du centre archéologique de Bibracte.
À Brassy, dans la Nièvre, Guylain François, adjoint municipal en charge des chemins, constate la différence entre les chemins qui apparaissent sur les cartes IGN, mais qui n’existent plus sur le terrain. À l’inverse, par rapport à la carte cadastrale, certains chemins n’apparaissent plus sur la carte IGN !
Le cadastre nous donne tous les chemins ruraux qui existent, ils sont libres et ils ont un nom. Sur la commune de Brassy, environ 90% des chemins sont utilisables.
Guylain François, adjoint municipal en charge des chemins à Brassy
Un vrai casse-tête et un travail de titan pour remettre à jour la base cartographique de la région. Au Parc Naturel Régional du Morvan, la sauvegarde de ces chemins est devenue une question centrale et c’est Mars Den Dikken qui a la charge de mettre à jour cette base cartographique, un outil de recensement des chemins ruraux pour les communes et qui permet ainsi de créer un ordre de priorité pour ceux à préserver.
Pour cette mission, Mars travaille avec des élus comme Guylain, à Brassy, l’une des premières communes du massif à avoir décidé la réouverture de tous ses chemins ruraux.
Des bénévoles mobilisés pour la réouverture et la préservation des chemins
Les habitants du Morvan ont la chance d’avoir un réseau de chemins ruraux incroyable, une richesse qu’on ne retrouve pas dans les autres régions de France, où la plupart ont quasiment disparus comme le constate Charles Péot, directeur du Codever : "Il y a des centaines de milliers de kilomètres de chemins qui ont disparu depuis les années 60, faute d’usage. On a un intérêt supérieur à les emprunter !"
C’est le cas à l’extérieur du massif du Morvan, près de Châtillon-en-Bazois ou les chemins ruraux se font beaucoup plus rares.
Le remembrement des années 70 a fait disparaître 80% des chemins ruraux, il n’en reste à peine que 20 kilomètres.
Philippe Clément, habitant de Châtillon-en-Bazois
En 2020, c’est le début du combat quand il prend connaissance du projet de vente d'une dizaine de chemins ruraux sur la commune à un propriétaire privé. "C’était au conseil municipal de décider, mais il me semblait important que la population ait son mot à dire. Nous avons fondé le collectif "Libre sur nos chemins."
Ce collectif est rapidement rejoint par Tous en Chemin Rural, une association locale qui se bat pour la sauvegarde et la valorisation des chemins ruraux. "Après de nombreuses actions, il y a eu un vote au niveau de la commune et le dossier n’a pas abouti."
Une association dont Philippe est désormais un membre actif. Depuis, la municipalité a décidé de créer une commission des chemins, avec des élus, des agriculteurs et des militants, comme Philippe.
En trois ans, Tous en Chemin Rural a rouvert une centaine de chemins dans le Morvan.
Nos aïeuls ont trimé pour créer ces chemins, c’est un peu leur rendre hommage en leur redonnant vie.
Benoist Grangier, président de l'association Tous en Chemin Rural
Benoist Grangier, ainsi que de nombreux bénévoles, organise régulièrement des chantiers participatifs, tronçonneuses et débroussailleuses à la main, sur les communes pour les remettre en état.
"A Brassy, il y a environ 150 kilomètres de chemin rural et il faudrait une personne à temps complet toute l’année pour les entretenir." Indique Guylain François. Une constatation faite également par Jean-Sébastien Halliez, maire de Brassy à l’époque du tournage : "On ne pourrait absolument pas faire ce qu’on a fait aujourd’hui sans les bénévoles, on n’a pas les moyens financiers. C’est vertueux pour l’environnement, mais également pour le lien citoyenneté-république."
Sur la question des chemins, les agriculteurs sont souvent en première ligne.
Ils en sont les premiers utilisateurs et certains ont tendance à se les approprier. Exemple dans le Bazois, avec le chemin de Ravizy qui mène à un château d’eau. Lors du débroussaillage de ce petit chemin, les bénévoles doivent s’arrêter car un champ récemment labouré condamne l’accès. Pourtant, ce chemin existe bien sur le cadastre et vu du ciel, sa trace apparait clairement au milieu du champ.
Si certains se les approprient, d’autres les entretiennent en taillant une fois par an les haies qui bordent leurs parcelles.
C’est le cas de Rémi Rollot, agriculteur à Villapourçon, dans la Nièvre. L’année dernière, il a passé 170 heures dans son tracteur à passer le broyeur pour entretenir ces haies, ce qui représente un temps assez conséquent et un coût.
Si ce n’est pas rémunérateur, cela fait partie de l’entretien de son outil de travail.
Si je n'entretiens pas le chemin, dans 4 ou 5 ans, on ne peut plus passer. J’aimerais que les gens voient que chez moi, c’est bien entretenu et que c’est agréable de se promener sur ce chemin.
Rémi Rollot, agriculteur
Ce chemin, Rémi et son père l’empruntent chaque début d’hiver pour rentrer leurs bêtes. Un itinéraire plus simple et plus rapide que de les déplacer par bétaillère par la route.
Avec ses chemins mieux préservés qu’ailleurs, le Morvan attire les touristes et les randonneurs.
On ne peut pas faire découvrir une région si à l’entrée d’une forêt il y a des panneaux "propriété privée" partout !
Philippe Clément
Ces chemins ruraux deviennent un symbole d'unité entre promeneurs, agriculteurs et chasseurs, tous engagés pour ne plus laisser disparaître un seul chemin !
Des Chemins en Commun, un film de Laurent Bouit
Production Camera One Télévision / France Télévisions
Diffusion jeudi 5 septembre à 22h55 et déjà disponible sur la plateforme france.tv