Témoignages. Inquiets pour leur santé, des habitants de la Haute-Saône racontent la galère du désert médical

Publié le Mis à jour le Écrit par Raoul Advocat et Pascal Sulocha

Dans le cadre de l'opération "ma France 2022", nous sommes partis à la rencontre des habitants de la Haute-Saône. Avec une question : comment lutter contre la désertification médicale ? Entre l'impossibilité de trouver un médecin et la durée des trajets, ils expriment leurs inquiétudes.

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Patrick Laine nous reçoit chez lui, à Saulnot, en Haute-Saône, le village où il s’est installé en 1982. C’est là qu’il a effectué toute sa carrière de médecin généraliste, médecin de famille, comme il aime le préciser.

A travers les vastes baies vitrées, la maison est inondée de lumière. Dehors, il y a la campagne, verdure, forêt, et une myriade d’oiseaux : "Ce n’est pas MMS, mer, montagne, soleil, mais c’est quand même pas mal non ?"

Sourire. Amertume aussi. Car le médecin retraité de 72 ans a tout fait pour trouver un successeur. Il a même proposé la mise à disposition gratuite de son cabinet et d’un logement pendant deux ans. En vain.

Un an après son départ à la retraite, Patrick Laine poursuit les visites, amicales, auprès de ses anciens patients. Il en revient parfois révolté :

Beaucoup ont essuyé des refus de prise en charge par des médecins en raison de leur âge, de leur perte d’autonomie.

Patrick Laine, médecin généraliste à la retraite

Il précise : "On leur a dit vous avez plus de 75 ans, je ne peux pas vous voir, un jour vous ne pourrez plus venir, c’est moi qui devrai me déplacer, je ne fais pas de visite !"

Selon lui, c'est une attitude contraire à l'éthique médicale, qui impose de soigner toute personne, et une atteinte à l'égalité des citoyens.

Ecoutez les témoignages dans ce diaporama sonore

"Je devais planifier mes rendez-vous médicaux à 200 kilomètres"

A Lure, Bernadette Reyen, 76 ans,  a mis du temps pour trouver les médecins spécialistes dont elle avait besoin.

Elle habite dans la petite ville de Haute-Saône depuis son départ à la retraite, après une carrière professionnelle à Metz, en Moselle.

Les premières années, elle a dû retourner régulièrement dans la ville où elle travaillait : "Je devais planifier mes rendez-vous médicaux sur deux jours, à 200 kilomètres de chez moi. Je passais la nuit à l’hôtel ou chez ma sœur, avant de reprendre la route en voiture, pour rentrer à Lure."

Depuis peu, elle a trouvé les médecins indispensables à une demi-heure de chez elle.  Une solution qui durera aussi longtemps qu'elle pourra conduire sa voiture. Pas au-delà.

"On est un peu abandonnés"

Retraitée de l’enseignement, Brigitte Beck, 64 ans, raconte une expérience désagréable.

Pendant les vacances scolaires, sa petite fille de 2 ans et demi est chez elle, à Lure. La fillette tombe malade. Elle a une forte fièvre. Brigitte Beck appelle le 39 66. Son correspondant, un médecin coordinateur, lui répond qu’un rendez-vous avec un médecin de garde n’est pas nécessaire.

Inquiète pour l’état de santé de sa petite fille, elle se rend au service des urgences de l’hôpital de Lure. Il est fermé, comme tous les soirs, à 20h30.

Elle appelle le112, qui la renvoie vers le médecin coordinateur. En insistant, elle obtient enfin un rendez-vous immédiat.

Diagnostic de la médecin généraliste de garde : la fillette a une angine et une otite. Il était temps de la soigner.

"J’ai la sensation qu’on est un peu abandonnés", dit Brigitte. Elle ajoute :

Si on a besoin d’un rendez-vous rapidement, on sait que ce sera compliqué, ou alors on est vraiment en petites miettes et les urgences viennent !

Brigitte Beck, retraitée à Lure

   

"C'est de la maltraitance"

Le désert médical est aussi douloureusement vécu par les professionnels de santé.

Près de Lure, nous rencontrons une infirmière d'un établissement hospitalier pour personnes âgées dépendantes, un EHPAD. Nous l'appellerons Jeanne, afin de préserver son anonymat.

Elle est en arrêt maladie depuis plus d’un an. Elle a littéralement craqué psychologiquement : "J’aime mon métier, mais la façon dont on le fait, ça ne me correspond pas du tout, je ne retrouve pas mes valeurs."

Pas assez de personnel, pas le temps de bien travailler. Elle se souvient du premier résident mort de la Covid-19 :

Dans ses yeux, il y avait la peur de mourir, et nous on ne pouvait rien faire, on n’avait pas le temps d’accompagner les résidents pendant leurs derniers instants

Une infirmière d'un Ehpad de la Haute-Saône

Contaminée par le coronavirus, elle tombe malade. L’arrêt de travail révèle l’ampleur de sa souffrance psychologique. 

Elle explique :  "quand on est amené à dire je vous ai déposé les médicaments et fermer la porte, et qu'on entend une voix dire merci bonne journée, ça pour moi c’est de la maltraitance ! Je n’ai pas pris le temps d’attendre que la personne sorte de la salle de bain pour dire bonjour, avez-vous passé une bonne nuit ?"

Aujourd'hui, Jeanne réfléchit à son avenir professionnel : "Je ne me sens plus capable de revivre ça."

Elle va quitter la fonction publique hospitalière. Elle travaillera bientôt comme infirmière libérale. Elle espère ainsi retrouver le temps de parler avec ses patients.  

  "Il y a aussi l'aspect humain"

A Plancher-Bas, au pied des Vosges Saônoises, Jean-Noël Voglevette, 41 ans,  considère que la médecine de proximité lui a sauvé la vie.

Atteint d’une fatigue chronique depuis l’adolescence, il se retrouve en fauteuil roulant en 2013. Incapable du moindre effort physique.

Le nouveau médecin généraliste de son village prend le temps de l’écouter. Puis il contacte le service neurologie de l’hôpital de Lure. Il est examiné le lendemain par le docteur François Ziegler. L’après-midi même, un traitement contre la sclérose en plaques est enclenché. L’état de santé de Jean-Noël Voglevette s’améliore immédiatement.  

Alors aujourd’hui, Jean-Noël est un homme en colère contre les autorités de santé. Il ne comprend pas pourquoi le neurologue François Ziegler, spécialiste réputé de la sclérose en plaques, ne peut pas, à sa demande,  rester en poste au-delà de ses 67 ans. Le temps de lui trouver un remplaçant à temps plein.

Perdre ce neurologue, ce serait vraiment grave. Il n’y a pas que le côté soins et maladie, il y a aussi l’aspect humain, il est très à l'écoute.

Jean-Noël Voglevette, habitant de Plancher-Bas

L’agence régionale de santé (ARS) a décidé de faire venir trois neurologues, quelques heures par semaine chacun, pour effectuer le remplacement.

Une mauvaise solution : selon Jean-Noël, c’est la première étape vers la fermeture du  service de neurologie de l’hôpital de Lure.    

Des médecins salariés de plus en plus nombreux

Jeunes médecins, ou en fin de carrière, ils sont de plus en plus nombreux à vouloir exercer comme salariés (en jaune sur l'infographie  ci-dessous).

Les médecins y trouvent leur compte : même si leurs revenus sont moins importants que les médecins libéraux, le temps de travail est de 35h00 par semaine, et pas de 70 ou 80.

Le revers de la médaille pourrait être une aggravation de la désertification médicale. En effet, avec un temps de travail réduit, il faudrait deux médecins généralistes salariés pour remplacer le départ à la retraite d'un seul médecin libéral.

Il est 17h30. A Lure, au pôle santé, juste à côté de l’hôpital, Barbara Bugnot termine sa journée de travail. Elle est médecin généraliste. A 31 ans, elle a choisi de travailler comme salariée :  "Je n’ai pas de garde, je fais 35 heures par semaine, à 17h30 je suis chez moi, nous avons une prévoyance, une mutuelle, et un congé maternité qui est payé !"

Elle ajoute :

Ce que veulent les jeunes médecins, c’est avoir une vie, c’est fini le médecin qui fait 7h00-21h00, des gardes et des visites.

Barbara Bugnot, médecin généraliste salariée

Barbara Bugnot est une médecin salariée d' ELIAD, une structure qui s’étend sur la Haute-Saône et le Doubs.

Son directeur, Xavier Coquibus, insiste sur l’étendue des services :  "On peut proposer une large palette, aide à domicile, soins infirmiers, médecins au centre de santé de Lure, pour les gens c’est rassurant". 

Selon lui, il faut tenir compte des demandes des jeunes médecins : un besoin de travail pluridisciplinaire et la possibilité de se remplacer entre eux, pour avoir du temps libre.

"On a une facilité de discussion avec l’orthophoniste, la diététicienne, la dentiste, on peut faire un retour aux patients dans la journée",  précise Barbara Bugnot, "je ne fais que de la médecine, je n’ai pas toute la partie comptabilité et administration à gérer, c’est le travail de la secrétaire que je partage avec les autres médecins."   

 

"Ça peut être fatal en cas d'urgence"

Il est 19h00. Michel Antony, 72 ans,  rentre de Paris. En train, question de principe pour ce militant de la défense des services publics.

Il revient d’un colloque au Sénat, sur la question de la désertification médicale. Michel Antony est le président et fondateur de la coordination nationale de  défense des hôpitaux et maternités de proximité.

Sa lutte contre la désertification médicale commence en 1981. Professeur d’histoire géographie, il fait partie des habitants qui se mobilisent contre la fermeture de la maternité de Lure.

Depuis cette année-là,  il lutte en faveur de la préservation des services publics.

C’est une irresponsabilité des dirigeants sur le long terme, gauche et droite confondues, ils n’ont pas investi dans la création de postes !

Michel Antony, président de la coordination pour la défense des hôpitaux et maternités de proximité

  • Les habitants subissent une double peine selon lui, car le manque de postes entraîne la fermeture de services : "Pour les gens c’est la recherche désespérée pour trouver un rendez-vous médical, des déplacements plus longs, avec le coût de l’essence, quelle imbécilité écologique, et des pertes de chance car ça peut être fatal en cas d’urgence"

Limiter la liberté d'installation des médecins ?

Selon Michel Antony, des solutions existent pourtant. Parmi elles, la fin de la liberté d’installation des médecins, un privilège inadmissible selon lui.

Les médecins bénéficient d’une formation publique, ils sont conventionnés et donc semi-fonctionnaires. Ils ne rendraient pas à la société le service de venir dans les endroits où on a besoin d’eux ?

Michel Antony

Et de rappeler que les autres professions du secteur médical, sages-femmes, kinésithérapeutes, infirmiers et pharmaciens, doivent respecter des critères démographiques et géographiques  pour s’installer.

A la tête de la coordination pour la défense des hôpitaux et maternités de proximité, Michel Antony constate une extension du désert médical, partout en France. Le manque de médecins concerne aussi des grandes villes. Un département comme la Seine-Saint-Denis, en région parisienne, est un des plus touchés.

Médecin junior et service civique 

Nous retrouvons Patrick Laine, à Saulnot. Lui aussi préconise d'encadrer la liberté d'installation des médecins.

Il propose la création d'un service civique de médecin ou d'un statut de médecin junior. Les jeunes auraient l'obligation de débuter dans un secteur mal pourvu : "qui sait, ils prendraient peut-être goût à l'exercice de la médecine en milieu rural ?" 

Il est également favorable à une limitation du nombre de médecins, là où ils sont nombreux. Seuls les départs seraient remplacés, sans possibilité d'augmenter encore leur nombre.

Patrick Laine nous fait visiter ses anciens locaux de médecin généraliste. Plus de 200 mètres carrés, et un logement à l'étage. Il a cédé la totalité des lieux à la commune pour 1 euro symbolique, à charge pour elle de créer un pôle santé.

Des infirmières se sont installées là. Mais son cabinet de médecin reste désespérément vide. 

Alors, le médecin retraité n’est pas tendre avec ses jeunes confrères et consœurs  :

Ils ont du mal à sauter du nid ! Ils veulent une aide personnalisée à l’installation, un logement gratuit, du travail pour leur femme, quand je vois comment je me suis installé moi…

Patrick Laine, médecin généraliste à la retraite

Pendant son installation à Saulnot, en janvier 1982, il avait été locataire d’une simple chambre dans une maison du village, sans douche, pendant 6 mois : "Des conditions un peu plus rudes que celles que je propose aujourd’hui", dit-il avec un brin d'humour.

"A la campagne on est un médecin de famille, de proximité, on apporte de l’espoir du premier au dernier jour, on met de l’humain dans la médecine", conclue-t-il.

Il referme la porte d'entrée de son ancien cabinet. Avec toujours l'espoir de l'ouvrir très bientôt pour accueillir un successeur.

La désertification médicale aggravée par le vieillissement de la population

Dans un avenir proche, le manque de médecins risque d'être encore plus préoccupant. La population française compte chaque année davantage de personnes très âgées. Elles ont besoin de plus de soins médicaux que les jeunes générations.

Or, les médecins de proximité, ou en mesure de se déplacer à domicile pour des visites, sont de plus en plus rares.

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