Quatre couples francs-comtois travaillant dans le milieu de la culture ont répondu à nos questions, alors que ce secteur est touché de plein fouet par la crise sanitaire. Comédiens, musiciens et techniciens nous confient leurs craintes de voir la culture disparaître peu à peu, à l'ère du Covid-19.
"On a mis 15 ans à exister et à fonctionner correctement. Et le Covid-19 nous a chopé..." Manuelle Lotz, 48 ans, et Alexandre Tournier, 50 ans, évoluent tous les deux dans le monde fantastique du théâtre. Lui est comédien, elle comédienne et metteuse en scène. Ces deux Francs-Comtois travaillent au sein de la compagnie Cafarnaüm, créée en 1997 et installée à Belfort au théâtre Louis Jouvet, depuis 2018.
Depuis 23 ans, leur vie de couple est rythmée par les ateliers théâtre, les créations, les représentations, les voyages et un lien particulier et indéfectible avec le public. Malheureusement, ce lien n'existe plus depuis que le Covid-19 est venu chambouler nos vies.
Pour les artistes et acteurs culturels, le quotidien est particulièrement morne depuis l'apparition du coronavirus et notamment depuis le mois d'octobre 2020, date à laquelle tous les théâtres, cinémas, salles de concert de France ont été fermés par le gouvernement, pour une durée indéterminée qui semble s'étirer si loin que nul ne sait dans quel état le monde culturel sortira de cette crise majeure.
C’est l’isolement, on n'a pas de cellule psychologique, on ne sait pas trop comment s’en sortir. Et en plus à deux, pour se supporter soi-même et supporter l’autre, c’est compliqué. On nous a privés de ce qui nous donne envie de vivre.
"Le deuxième confinement au mois d’octobre a été très dur contrairement au premier, car nous sommes les seuls à avoir été arrêtés, avec les restaurants et les bars. On nous a collé sur le dos une étiquette de dangerosité, alors qu’on a tout fait dès le mois de mai. Toutes les mesures avaient été mises en place. On a eu aucun malade sur les ateliers… Sur les spectacles non plus..." témoigne Manuelle. Elle gère cette compagnie composée de 6 salariés et en auto-financement à hauteur de 60% avec son amoureux.
"Tous les deux dans la même galère"
Comment garder la tête hors de l'eau lorsque votre passion est votre métier, mais que vous ne pouvez plus du tout l'exercer ? Comment garder le moral quand votre moitié est exactement dans la même situation que vous ?
En temps de Covid-19 et alors que l'avenir est totalement incertain pour les artistes, musiciens, comédiens, écrivains, techniciens du spectacle et tous les acteurs culturels, la période représente un véritable sacrifice personnel.
"Ce dont on souffre le plus, c’est la solitude. On a l’habitude de voir plein de gens, le public... Et d’un seul coup tout s’arrête. Et nous sommes tous les deux dans la même galère. On a l’impression de perdre notre bébé, qu’on a accompagné depuis 25 ans" témoigne la metteuse en scène. Elle ajoute : "On ne dort plus la nuit, tous les deux."
Vivre une telle incertitude en coeur est un moment éprouvant pour ce couple. Il l'est encore plus car des enfants entrent dans l'équation. Manuelle et Alexandre en ont trois : "Avant ils étaient fiers de nous, fiers qu'on soit comédiens. D’un seul coup, il n'y a plus rien. Papa et maman ne servent plus à rien. C’est dur."
A deux c’est compliqué, parce qu’on essaie péniblement de se remonter le moral. On joue des claquettes devant les enfants, mais évidemment ils se posent des questions aussi.
Le couple de Belfortains nourrit un sentiment d'injustice et d'incompréhension profond face aux décisions gouvernementales. "Préserver des vies, d'accord, mais quelles vies on a ?" s'interroge Manuelle. "Pour nous, comédiens, c’est l’intensité qui compte et pas le nombre de jours qu’on vit. Vivre le plus longtemps possible, on ne peut pas comprendre ça philosophiquement. L’essentiel de la vie n’est pas sa longévité pour nous. On obéit mais on est complètement perdus. Et encore, on aurait pu l’accepter si on nous avait considérés. Mais ce n'est pas le cas. On ne fait que subir" détaille la metteuse en scène.
Nombre de petits théâtres et de troupes ne s'en remettront pas. Sans parler du monde amateur pour qui le choc sera terrible. "Il faut savoir que seulement 7% de la population va au théâtre. C'est différent des concerts de musique par exemple" explique l'artiste. Manuelle Lotz conclut, amère : "Le gouvernement a clairement voulu privilégier la consommation à l’esprit. Ils ont préféré rouvrir les grandes surfaces pour Noël. Cela veut dire quelque chose de notre société."
"Nous n'avons rien de la vie d'avant"
Même impressions du côté de Vladimir Torres et Marion Roch, mariés dans la vie et sur la scène. Marion est chanteuse, auteure, compositrice et Vladimir compose et l'accompagne à la contrebasse.
Le couple craint que rien ne soit plus jamais comme avant. "Chaque mois qui passe sans que les salles ne puissent rouvrir nous fait envisager la possibilité que ce soit encore très long. Et plus jamais comme avant... De plus on voit très peu de monde, on est essentiellement chez nous presque exclusivement avec notre garçon de 4 ans... et psychologiquement c'est de plus en plus difficile. Nous n'avons rien de la vie d'avant" nous explique Vladimir.
Après la compréhension et les efforts dans cette "guerre" sanitaire, comme l'a appelée Emmanuel Macron en mars 2020, c'est désormais la colère qui semble animer les artistes interrogés. "La culture est piétinée pendant que des bains de foule dans les centres commerciaux ont lieu, ou pendant que des gymnases sont loués pour faire des messes avec 750 personnes. En moyenne, il y a à peine 100 personnes à mes concerts, distanciés, masqués, comment ne pas être en colère ?" s'insurge Marion.
Lorsqu'on interroge Vladimir au sujet de l’action du gouvernement en faveur du monde de la culture, il réplique : "Je n'en vois absolument pas la couleur. Je dirais qu'à mon niveau, il s'agit plutôt d'une action qui est en défaveur de la culture".
Le couple tente néanmoins de garder de la motivation et continue à travailler, coûte que coûte, mais le musicien admet en baver moins que sa femme chanteuse. "C'est plus dû à une question de tempérament je pense. J'arrive plus facilement à bien vivre mes journées en les passant à 90% sur mon instrument. J'ai peut-être moins besoin de me nourrir des autres, mais cela me manque beaucoup quand même" confie-t-il.
Avec Vlad, on a cette chance, on se comprend. Et je pense que ça aurait été bien plus difficile pour moi sans un partenaire qui vit la même chose et qui sait de quoi on parle.
"Se reconvertir pour quoi faire ?"
Il y a les artistes mais il y a aussi les techniciens du spectacle. Manon a 28 ans et est technicienne lumière pour les théâtres et salles de concerts. Son compagnon, Alexandre a 27 ans et travaille en tant que technicien son sur des tournées.
Les deux jeunes belfortains sont eux-aussi au chômage technique et se demandent de quoi sera fait leur avenir. Ils vivent grâce à leurs indemnités journalières (Aide au Retour a l’Emploi) qui ont été prolongées jusqu’au 31 août 2021. "Heureusement" disent-ils. A deux, ils perdent entre 700€ et 800€ par mois.
"C’est usant de ne pas savoir si d’ici le 31 août on arrivera à faire nos heures d'intermittence ou non. On est susceptibles de se retrouver sans aucun revenu, avec un crédit de maison et un bébé à charge" nous explique le couple. Envisagent-ils de se reconvertir ? La réponse est claire : "Pour le moment non. Notre métier c’est aussi notre passion. Et se reconvertir pour quoi faire ?"
"En bilan de compétences depuis quelques mois"
Pourtant, les reconversions sont de plus en plus souvent envisagées dans le secteur de la culture. Amandine, Franc-Comtoise de 36 ans, est régisseuse générale technique et de production pour des festivals, des salles et également en tournée avec des groupes. Elle vit avec Florent, 32 ans, éclairagiste pour des festivals, boîtes de prestations et également en tournée pour des groupes. C'est la première fois de sa carrière que la jeune régisseuse passe autant de temps sans emploi. Le couple se soutient et s'épaule dans cette épreuve.
"Psychologiquement, on s'en sort. Heureusement, mon conjoint le vit plutôt bien, donc il me remonte le moral et tient la barre. On essaie de relativiser et de se dire qu'on a un toit au-dessus de notre tête, c'est le principal" confie-t-elle. Pour Florent, cette période permet au moins de passer plus de temps avec sa compagne. Mais les projets commun du couple sont évidemment au point mort : "Nous aimerions partir en vacances, voyager, acheter une maison, se projeter dans la vie. Mais la situation amène ces projets au second plan…"
Contrairement à Alexandre et Manon, cette dernière envisage de changer de métier, "si ça continue" même si cette décision s'avère difficile à prendre.
"Je finirai par changer de métier. Mais ce n'est pas évident. Nous aimons vraiment nos métiers. On n'arrive pas là par hasard. Ce sont des métiers précaires et par intermittence. Il faut aimer ça. Je suis en bilan de compétences depuis quelques mois en vue d'une reconversion. Ça en parle pas mal dans mon entourage professionnel. Forcément.