"Un crève-cœur" : comment L'Espérance, autrefois joyau de la gastronomie française, est devenue un vaisseau fantôme

Le restaurant du chef triplement étoilé Marc Meneau, décédé en 2020, n'est plus qu'une ruine et sera vendu aux enchères en février 2024. Retour sur l'histoire et la chute de ce qui fut l'une des meilleures tables de France.

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"L'Espérance, c'était un fleuron de la gastronomie française, le rendez-vous des grands de ce monde. C'est un crève-coeur de le voir comme ça aujourd'hui." Christian Guyot sait de quoi il parle : maire du village de Saint-Père depuis près de 50 ans, il a connu les années folles du restaurant, l'un des rares en France à avoir décroché trois macarons au guide Michelin. Aujourd'hui, les bâtiments sont réduits à l'état de ruines et seront bientôt vendus aux enchères, comme nous vous l'annonçons dans cet article. 

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Si l'Espérance présente désormais un triste visage, il faut se souvenir de ce qu'a été ce haut lieu de la cuisine française, salué dans le monde entier.

Le meilleur cuisinier de France

L'Espérance, c'est avant tout un nom : celui de Marc Meneau, fondateur du restaurant, qui a dirigé l'établissement avec son épouse Françoise jusqu'en 2015. 

Né en 1943, Marc Meneau est un véritable enfant du pays. Fils du bourrelier de Saint-Père, il perd son paternel très jeune et est élevé par sa mère Marguerite, épicière du village. Le jeune Marc part étudier à l'école hôtelière de Strasbourg, mais revient vite sur ses terres natales.

Au pied de la colline éternelle de Vézelay, Marc Meneau reprend l'épicerie de sa mère qu'il transforme en restaurant, avec l'aide de son épouse Françoise. L'affaire roule. En 1972, il obtient sa première étoile au guide Michelin. Alors il voit plus grand et investit dans un bâtiment plus vaste : l'Espérance. 

La deuxième étoile ne tarde pas : le Michelin la lui décerne en 1975. La période est fastueuse. En 1983, c'est la consécration : la troisième étoile Michelin, le titre de "meilleur cuisinier français de l'année" et une note de 19/20 au Gault & Millau.

Les personnalités se succèdent à la table de l'Espérance. En 1988, le restaurant est le théâtre d'une rencontre au sommet entre le président français de l'époque, François Mitterand, et le chancelier allemand Helmut Kohl. Le restaurant accueille aussi le futur pape Jean XXIII, la reine d'Angleterre, le président américain Richard Nixon...

Toujours dans les années 80, Marc Meneau plante un potager bio à l'Espérance, ainsi que 16 hectares de vigne dans l'idée de faire renaître le vignoble de Vézelay, alors tombé dans l'oubli. "Il a été un acteur principal de cette renaissance", dit aujourd'hui le député André Villiers, ex-maire de Vézelay et ancien président du conseil départemental de l'Yonne. L'appellation Vézelay est officiellement reconnue depuis 2017.

Un aventurier de la cuisine

Marc Meneau aime se lancer des défis. En explorateur des nouvelles formes de cuisine, il se lance en 1986 dans un projet farfelu pour l'époque : BaLeMe, des repas en conserve et en tubes pour les spationautes et les aventuriers.

"Ça s'adresse à tous ceux qui partent en voyage, qui se lancent dans une aventure qu'elle soit simple ou compliquée. Que ce soit une marche à pied pour traverser le Morvan, faire un Paris-Dakar, aller dans l'espace ou bien sur Mars dans 10 ans", explique-t-il à l'époque, en visionnaire optimiste (38 ans après, on n'a toujours pas marché sur Mars !).

Un an et demi avec Gainsbourg, "un frère qu'il fallait protéger"

En juillet 1990, l'Espérance accueille un autre visiteur de renom : Serge Gainsbourg. Sur les conseils d'un ami, le sulfureux chanteur vient trouver à Saint-Père le calme introspectif dont il a besoin, alors qu'il sent sa fin proche. "Au bout de trois ou quatre jours, on n'a plus du tout pensé à l'artiste. On s'est dit : on a affaire à un frère, et il faut qu'on le protège", raconte Marc Meneau aux caméras de France 3 en 2011.

Le chef se souvient des rituels de Gainsbourg, toujours attablé avec sa canne à gauche, ses Gitanes à droite. "Il prenait le soin de tourner le dos aux gens pour écouter ce qu'ils disaient, pas pour écouter leurs conversations, mais pour entendre la sonorité et la phonétique des mots." Les soirs, lorsqu'il est en forme, Gainsbourg s'installe au piano après le dîner.

"On a eu des boeufs entre 23 heures et 2 heures du matin, les gens venaient au salon, ils applaudissaient... On était en boîte de nuit, quoi !"

Marc Meneau

en 2011

Gainsbourg demeurera un an et demi à l'Espérance, jusqu'en janvier 1991. Il décèdera deux mois plus tard.

Le Pré des Marguerites, "pour renouer avec les origines"

Marc Meneau, lui, continue son périple culinaire. Infatigable, il ouvre en 1992 un restaurant pour les petits budgets, en face de l'Espérance : le Pré des Marguerites. Il y propose un menu à 75 francs, 10 fois moins cher que sa table étoilée.

"Je me sentais un peu coupé de mes propres origines avec les clients de l'Espérance, et j'avais envie de renouer avec ces origines", explique-t-il à France 3 à l'époque.

Le début des années 2000, un "purgatoire"

À partir de la fin des années 90, le ciel étoilé s'assombrit. En 1999, coup de tonnerre : l'Espérance perd une étoile au guide Michelin. "On était sous le choc, complètement anéantis, à ne plus savoir cuisiner, à ne même plus savoir comment prendre une poêle", dira le chef quelques années après.

Loin de se laisser abattre, Meneau se bat comme un lion pour regagner son troisième macaron. Et le travail paie en 2004. "C'est un soulagement après cinq ans de stress, cinq ans de purgatoire", confie-t-il à France 3 Bourgogne en 2004.

Rattraper une étoile, c'est beaucoup plus dur que de l'acquérir. Qu'est-ce que c'est dur, hein !

Marc Meneau

en 2004

Mais le mal est fait. Financièrement, la rétrogradation de 1999 laisse des traces. "Quand on a perdu notre troisième étoile, on a senti une nette régression et une diminution du chiffre d'affaires", reconnaît Marc Meneau en 2004.

"Il a fallu serrer tous les boulons, revoir tous les frais inutiles, régler toutes les dépenses auxquelles on ne fait pas attention quand on a trois étoiles. Un bouquet de fleurs à 100 francs de plus ou de moins, par exemple."

L'Espérance ne se remettra jamais vraiment de ce coup dur. Les dettes s'accumulent entre l'Espérance et les autres entreprises de Marc Meneau. En 2007, la liquidation judiciaire est prononcée par le tribunal d'Auxerre.

Tout le village, uni derrière son chef, est catastrophé. Car l'Espérance représente aussi 120 emplois, 40 % de l'activité de Saint-Père. "Après tout ce que Marc a fait pour le village et la région, bien évidemment, on n'accepte pas cette décision. Je sais qu'il va se battre", soutient le maire de Christian Guyot interrogé par France 3.

Les années 2010, la fin de l'aventure

Et de fait, une fois de plus, Marc Meneau se bat. Il renonce temporairement aux étoiles, demandant lui-même à ne pas figurer au guide Michelin le temps de redresser la barre. À nouveau, les efforts paient. Un an plus tard et après avoir vendu plusieurs établissements, Meneau retrouve deux étoiles et un nouveau souffle.

"Avec l'ensemble de mes cuisiniers, on a longuement parlé. On va faire ce qu'on a envie de faire. Des plats jeunes, extravagants, anciens... On va s'amuser."

Marc Meneau

en 2008

Mais la fougue ne suffit pas. Les ennuis financiers ne lâchent pas le chef. En 2015, âgé de 72 ans, Marc Meneau met en vente l'Espérance. Il s'éteindra cinq ans plus tard et ses obsèques, en la basilique de Vézelay, réuniront de nombreux fidèles.

Le député de l'Yonne André Villiers, ancien président du conseil départemental, ex-maire de Vézelay, était un proche des Meneau. Contacté par France 3 Bourgogne, le parlementaire se souvient :

Marc m’avait confié que son drame, c’était d’avoir relevé des défis en restant à sa base. S’il était monté sur Paris ou une grande ville, il n’aurait sans doute jamais connu ces difficultés financières. Saint-Père, il faut quand même y venir, surtout en hiver. C’est tout à son honneur d’avoir servi le territoire qui l’a vu naître. Chapeau bas.

André Villiers

député de l'Yonne, ex-président du conseil départemental, ex-maire de Vézelay

La suite, on vous la raconte dans cet article : le rachat en 2016 par un investisseur promettant monts et merveilles, les espoirs déçus, puis la décrépitude et l'abandon... Le 5 février 2024, l'Espérance et ses dépendances seront vendues aux enchères judiciaires.

Une renaissance est-elle encore possible ? "Moi, je continue à y croire. Tant que la vente n'est pas passée, il y a toujours de l'espoir", martèle le maire de Saint-Père. L'histoire n'est pas terminée.

► Avec les archives de la rédaction de France 3 Bourgogne

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