L'université française "broie" ses jeunes chercheurs. C'est le constat d'une enquête publié le 5 janvier par la docteure en neurobiologie Adèle B. Combes. Au-delà des chiffres, les témoignages recueillis par France 3 attestent de situations difficiles, mais aussi de la solidarité face à des abus manifestes.
La science doit-elle rimer avec souffrance ? "Un doctorant qui n'est pas en dépression, ce n'est pas un bon doctorant." Cette phrase, ils sont nombreux à l'avoir entendue, si l'on en croit Comment l'université broie les jeunes chercheurs, un livre paru le 5 janvier et qui présente une enquête approfondie sur les maux qui rongent la recherche française, notamment chez ceux qui commencent leur carrière. Du harcèlement moral ou sexuel à la violence de l'administration, en passant par les pressions d'un système sous-financé et très concurrentiel, la neurobiologiste Adèle Combes a mené un travail de longue haleine sous le nom du projet "Vies de thèse", pour un véritable "#MeToo" de la recherche.
Il est là.
— Adèle B. Combes // Vies de thèse (@Vies_de_these) January 5, 2022
Merci à toutes les personnes qui ont accepté de témoigner, vous êtes d'un courage extraordinaire !
Le #MeTooRecherche, c'est maintenant ? pic.twitter.com/VRqntCzjhk
Parfois, il peut s'agir de pressions, qui peuvent à tout moment dégénérer au point d'en arriver à des hurlements et des termes "dégradants, humiliants", se souvient Marie*. Au début, ses rapports avec sa directrice de thèse sont plutôt équilibrés et bienveillant. "Elle était très disponible, très rapide, mais très exigeante aussi. Je me disais qu'elle était un peu dure mais bon, c'était pas grave."
"J'ai eu peur d'avoir torpillé ma carrière"
Mais par la suite, "beaucoup de petites choses se sont accumulées" jusqu'à former une pression psychologique "permanente". Dans sa détresse, Marie* peut néanmoins partager le problème avec les autres doctorants de son laboratoire. "On en est arrivés au point où à chaque fois qu'on recevait un mail, on se demandait ce qui allait nous tomber dessus." Lorsque la crise finit par éclater au grand jour, l'angoisse ne fait que redoubler : dans le petit monde de la recherche, se fâcher avec un responsable très en vue peut avoir des conséquences catastrophiques. "J'ai eu peur d'avoir torpillé ma carrière. A partir de là, soit je restais et ça allait être l'enfer, sois je partais mais j'étais grillée dans ce milieu-là."
En effet, la recherche n'est pas imperméable aux pressions et aux harcèlement déjà bien présents dans le monde du travail. A titre d'exemple, en juillet dernier, une suspicion de harcèlement moral avait été signalée au procureur de Tours par l'Université de la même ville, suite au témoignage d'une enseignante-chercheuse. A Blois, étudiants et enseignants de l'INSA se sont mis en grève en septembre pour dénoncer, là encore, le harcèlement moral subi par une enseignante. Et les chercheurs en tout début de carrière sont souvent des cibles de choix comme l'explique Adèle Combes. Comme elle, plusieurs témoignages recueillis par France 3 évoquent des jeunes chercheurs "au bout du rouleau", ou carrément en dépression.
Selon l'enquête de la neurobiologiste, qui a recueilli les réponses de 1877 jeunes chercheurs et chercheuses, 25% des répondants rapportent avoir subi "une situation à connotation sexuelle ou sexiste au moins une fois durant leur doctorat", et 20% disent "avoir été victime de harcèlement moral".
Des chiffres qui concordent avec une enquête de 2019 de la prestigieuse revue Nature, qui estimait que 21% des doctorants dans le monde avaient subi du harcèlement. 10% supplémentaires des répondants de l'enquête d'Adèle Combe affirment n'être pas sûr d'avoir été visés par un harcèlement, la faute selon elle à une culture qui a rendu acceptables des situations abusives.
Tu demandes des congés ? Comment oses-tu ? Tu ne respectes pas la science !
"Il y a dans l'université cette notion 'd'excellence', qui a été, à mon sens, dévoyée", explique Adèle Combes à France 3. "Les gens 'excellents' publient, et ne font pas de vagues. En tant que chercheurs, on est relativement privilégiés, il faut le dire. Mais au nom de cette excellence on en devient prêts à accepter l'inacceptable." Ces abus passent souvent par des violences verbales, poursuit-elle. "On a des directeurs de recherche par exemple, qui font du chantage au diplôme. Si tu demandes des jours de repos, ça signifie que 'tu ne respectes pas la science, comment oses-tu ?' Ça peut aboutir à des situations extrême où on va travailler 50 ou 60 jours d'affilée sans pouvoir prendre de jour de repos." Les abus peuvent aussi passer par des discriminations à la maternité. Le fait d'avoir un enfant, et donc d'avoir un peu moins de temps à consacrer à la science, peut effectivement peser sur une carrière.
Une pression du financement qui mène à l'écrasement des jeunes chercheurs
La raison de cette ambiance délétère tient en grande partie à l'importante pression du financement et à la "course à la publication" qui poussent certains chercheurs à éreinter les doctorants, qui de leur côté ont parfois tout sacrifié, enchaînant concours sur concours, pour en arriver à la thèse, supposée couronner leurs efforts au cours des dix années précédente. Un tiers de leur vie, parfois.
Mais l'autre problème, c'est le manque de dispositifs auxquels s'adresser. "Il n'y a pas de code du travail de la thèse, pas de protocole ou de texte officiel", explique Marie*. "On a très peu de protection à part le suivi de comité de thèse, et encore on le voit une fois par an." Ce comité de suivi, assemblé au bout de la première année de thèse, sert à juger du travail du doctorant, mais aussi des conditions dans lesquelles il l'effectue.
Pourtant, nommé selon les conditions de l'école doctorale, il pose lui-même des problématiques d'indépendance vis-à-vis du directeur de recherche, ce qui "peut mener à beaucoup d'auto-censure" pointe Adèle Combes. Car, le harcèlement, fait par des gens intelligents, peut prendre des formes subtiles. "Généralement, c'est le fait de bons scientifiques", note la chercheuse. "Le processus de violence et de pression se fait souvent de façon très progressive, dans un gant de velours."
Il y a une telle pression au résultat que, si tu ne publies pas, tu es foutu
Elodie Chabrol, vulgarisatrice scientifique
La pression exercée sur le domaine de la recherche peut également donner lieux à des abus plus subtils, mais tout aussi pervers, parmi lesquels la pure et simple appropriation de son travail par un autre chercheur.
Elodie Chabrol, ancienne chercheuse en neuroscience, a claqué la porte du monde de la recherche pour se consacrer à la médiatisation scientifique et officie désormais comme directrice du festival Pint of Science. Elle se souvient très bien de plusieurs cas, avant et après avoir présenté sa thèse. "Je travaillais sur un article depuis près de quatre ans, au sein d'une équipe", raconte-t-elle. Au moment de la relecture finale, elle s'aperçoit que l'ordre des signatures de la publication a changé, la reléguant au statut de co-auteur. Loin d'une simple querelle d'égo, la place des différents auteurs dans la signature d'une publication scientifique a des implications très concrètes : "En gros, le premier nom, c'est la personne qui a tout fait, et qui sera la plus créditée, et le dernier nom est réservé pour le 'chef', la personne qui a encadré." Le premier nom est aussi celui à qui revient l'essentiel du crédit de tout le travail effectué, or "il y a une telle pression au résultat que, si tu ne publies pas, à ton nom, tu es foutu".
Les femmes, "c'est fait pour prendre les notes et servir le thé"
Ce soir-là, elle découvre qu'un stagiaire, qu'elle avait contribué à former, était placé devant elle, avec une astérisque signifiant que les deux avait réalisé une "contribution égale". "Le problème, c'est que c'était mon gros article. On est sur un domaine où il y a peu de publications. Si tu acceptes ça, ça revient à foutre en l'air une partie de ton futur !" La situation, qui n'a malheureusement rien d'exceptionnel, s'est à nouveau présentée en "post-doc' " avec, cerise sur le gâteau, une pointe de sexisme ordinaire dans un milieu qui reste "très dominé par les hommes". "L'étudiant, qui est arrivé en plein milieu de l'expérimentation et que j'ai formé sur à peu près tout, est allé voir mon chef avec nos résultats en disant 'j'ai bossé plus qu'Elo, je mérite d'être devant elle'. Lorsque mon chef m'en a parlé, il m'a dit qu'il allait accepter sa demande parce qu'il avait eu 'les couilles' de la faire." Toujours dans la veine sexiste, elle se souvient également d'une cheffe évoquant que le meilleur moyen de réussir pour une femme chercheuse était de "coucher", ou d'un collègue masculin estimant que les femmes étaient là "pour prendre des notes et servir le thé".
Sophie*, docteure dans un autre champ de recherche, se souvient avoir vu sa propre directrice s'approprier une partie de son travail : un jour, raconte-t-elle, "je l'ai aidée pour une intervention dans un colloque sur mon sujet de spécialité". Non seulement la chercheuse émérite n'a ni cité, ni remercié sa doctorante, mais "ensuite elle en a tiré un article pour une revue prestigieuse toujours en son seul nom et après elle a osé me reprocher de ne pas avoir cité ledit article dans ma thèse !"
D'autres encore doivent affronter les galères d'une administration pas toujours coopérative, que ce soit dans la recherche ou dans l'éducation. Claire David, quant à elle, va devoir commencer sa thèse au collège doctoral Centre-Val de Loire avec plusieurs mois de retard, bien qu'elle ait décroché, sur concours, le contrat doctoral qui lui permet de financer sa thèse. En cause : le rectorat de l'Académie de Versailles a refusé de la mettre en "disponibilité" pour trois ans, au motif du manque de professeurs dans sa discipline.
"Ça a été un bras de fer de quatre mois, avec un recours contentieux, et le juge administratif a finalement donné raison au rectorat", regrette la jeune chercheuse, qui estime que les motifs avancés par l'institution étaient fallacieux. En conséquence, ne pouvant ni renoncer au contrat doctoral ni poursuivre son travail d'enseignante dans le secondaire de front avec sa thèse, elle a dû démissionner. "C'est une situation ubuesque : ils ne voulaient pas me laisser partir temporairement en disant qu'on n'a pas assez de profs, mais du coup j'ai dû partir définitivement !" déplore la doctorante, qui a perdu au passage un mois de salaire entre sa radiation et le début de son contrat doctoral.
Cerveaux en fuite, cerveaux brisés
Ces abus, galères et pressions sont difficilement comparables les uns avec les autres, mais forment un spectre dangereux pour les jeunes chercheurs, et, du coup, pour la recherche elle-même. "On n'est plus dans une compétition qui pousse à l'émulation, mais dans un système où les chercheurs se tirent dans les pattes", déplore Adèles Combes.
On ne parle même plus de fuite des cerveaux, mais de cerveaux brisés, des gens intelligents et motivés, qui ont beaucoup de potentiel pour faire de la belle recherche, et qui dépérissent. On gâche un vrai potentiel.
Adèle B. Combes, docteure en neurobiologie
Pourtant, des solution existent. La plus immédiate réside dans la "solidarité précieuse" qui existe entre les doctorants. Marie*, par exemple, a pu surmonter son conflit avec sa directrice de recherche et trouver une solution avec les autres doctorants de son laboratoire. Elle évoque la "nécessité de partager l'expérience pour se rendre compte qu'on n'est pas seul". "Les autres sont devenus une source de soutien moral, des amitiés se sont créées", évoque-t-elle.
Pour s'en sortir, il faut agir et ne pas être seul. Il faut agir avec tous les moyens et toutes les instances qui existent : école doctorale, direction du laboratoire, représentants des doctorants.
Marie*, doctorante en sciences humaines
Adèle Combes, qui déplore le sous-financement général et structurel de la recherche, voit aussi une piste d'amélioration du côté des services de la médecine du travail et des psychologues du travail, également sous-financés. "Le problème de tout ça, c'est que ça reste beaucoup dans l'entre-soi. Il faudrait pouvoir prendre en compte l'aspect humain, et avoir davantage de personnes formées aux relations humaines." "Le truc c'est que c'est lié au caractère", abonde Sophie*, "lié au fait qu'on valorise dans les carrières pro des personnes ambitieuses prêtes à tout pour se mettre en avant et qui sont donc souvent narcissiques et n'ont que peu de qualités humaines. Je pense pas qu'on devrait former les gens à être aimables et attentionnés, ça devrait être normal passé la prime enfance, mais en fait non..."
Après deux ans de covid, le sous-financement, le manque de postes et le manque de protection sont source de détresse dans la recherche, mais l'action de l'État n'a guère porté sur le sujet. L'actuel gouvernement a consacré à la recherche une loi de programmation très décriée et une récente proposition de réforme systémique de l'université par Emmanuel Macron, qui a promis de les rendre plus professionnalisantes.
* : Les prénoms marqués d'un astérisque ont été modifiés pour protéger l'identité de la personne qui témoigne