Au procès de l'attentat du marché de Noël de Strasbourg, Stéphane et Frédéric Bodein ont été interrogés par la cour. Si aucune charge terroriste n'est retenue contre eux, ils sont accusés d'avoir permis à Audrey Mondjehi d'obtenir l'arme qui servira à Chérif Chekatt le soir de l'attentat.
L'interrogatoire des accusés se poursuit au procès de l'attentat de Strasbourg. Stéphane et Frédéric Bodein, deux frères issus de la communauté yéniche, se sont expliqué les 26 et 27 mars sur le jour où Audrey Mondjehi s'est rendu chez eux pour trouver une arme. Le 5 décembre 2018, le rappeur strasbourgeois débarque à leur domicile de Sélestat avec son Audi TT orange.
Audrey Mondjehi n'est pas seul dans la voiture. Il est accompagné de Chérif Chekatt. En septembre, il a déjà tenté de lui obtenir une arme en passant par Christian Hoffmann, un habitant de Haguenau de la communauté des gens du voyage. Mais ce dernier arnaque Chekatt en lui vendant une fausse kalachnikov avant de fournir à Mondjehi une carabine défaillante pour le compte de Chekatt.
Après Haguenau, Sélestat
Début décembre, Chérif Chekatt accélère ses recherches et demande à Mondjehi s'il connaît d'autres personnes en capacité de lui fournir une arme. "Je lui dis que je connais des gens du voyage à Sélestat." Le 5 décembre en début d'après-midi, les deux hommes arrivent à Sélestat, au domicile de Stéphane et Frédéric Bodein. Audrey demande à voir Stéphane.
"J'étais chez moi et je n'avais pas envie de descendre. Quand je suis dans mon appartement, je ne sors plus, c'est comme ça", explique à la barre Stéphane Bodein, 39 ans. Ce jour-là, le Sélestadien ne verra pas Audrey Mondjehi. Il assure qu'il n'a rien entendu de la discussion qui a eu lieu dans sa cour ce jour-là.
Audrey me dit d'abord que c'est pour un braquage, en rigolant
Frédéric Bodein
Mondjehi demande alors à voir son petit frère Frédéric Bodein, "Fritz" pour les intimes. "Je chargeais de la ferraille pour mon cousin, je n'étais pas là. Puis un ami m'appelle pour me dire 'Il y a un noir dans la cour. Stéphane ne veut pas le voir, il faut que tu viennes'. J'ai fini ce que j'avais à faire et je suis venu."
Dans la cour, trois autres personnes sont présentes. Le cousin des frères, un ami et un neveu. Mondjehi demande à Frédéric s'il a une arme pour lui. "Il me dit d'abord que c'est pour un braquage, en rigolant. Puis il me dit que c'est pour sa sécurité. Je lui réponds que je n'en ai pas, mais mon ami donne le nom d'Albert." Agé de 78 ans, Albert Bodein est le cousin du père de Frédéric et Stéphane. Ce dernier le décrit comme quelqu'un qui faisait beaucoup d'achat-revente. "Ça peut être des tableaux, un appartement, des baskets... Mais aussi du 'militaria'. S'il pouvait gratter un billet, il le faisait", explique-t-il.
Audrey Mondjehi demande à Frédéric Bodein d'appeler Albert, qui ne répond pas. "Audrey insistait pour que je le rappelle." Après six coups de fil, "le vieux" décroche. "Écoute Albert, j'ai un gars qui est là. Il s'appelle Audrey, il cherche un truc", demande Frédéric Bodein. À la barre, l'accusé répète qu'il n'a jamais prononcé le mot "arme", mais seulement "truc". "Il n'est pas dupe, Albert, il a très bien compris."
"Albert devait être au volant, il m'a dit qu'il n'avait pas trop le temps. Alors Audrey m'a demandé si je pouvais lui donner le numéro d'Albert. Par respect pour l'ancien, je l'ai rappelé pour lui demander. Et il me dit 'Ja, donne-le'.", continue l'homme de 37 ans.
Je les aurais foutus dehors direct
Stéphane Bodein
Pendant ce temps, Chérif Chekatt reste à l'écart, ne dit pas un mot. "Il n'est jamais venu à côté de nous, il ne m'a jamais adressé la parole", maintient Frédéric Bodein alors qu'un témoin de la scène avait affirmé que le Strasbourgeois avait précisé qu'il voulait une arme de poing.
Audrey Mondjehi repart de Sélestat avec le numéro d'Albert Bodein. De toute cette scène, Stéphane Bodein n'a rien vu, rien entendu. "Si vous étiez descendu de chez vous, qu'auriez-vous fait ?" lui demande la présidente de la cour d'assises spéciale Corinne Goetzmann. "Je les aurais foutus dehors direct", répond l'accusé.
Une rencontre avec le fournisseur quelques heures avant l'attentat
Six jours plus tard, le 11 décembre, Monjdehi et Chekatt retrouvent Albert Bodein sur le parking du magasin BUT de Colmar. C'est au domicile d'Albert que la transaction a lieu en milieu de journée. Chérif Chekatt possède à présent un revolver d'ordonnance 1892 avec lequel il commettra l'attentat au marché de Noël le soir même.
Dans la soirée, Frédéric Bodein appelle Mondjehi. "Je n'étais pas encore au courant de l'attentat, je l'appelais pour du cannabis. Et Audrey me dit 'Mais, t'es pas au courant, il y a un fou qui tire dans Strasbourg ! Appelle le vieux, dis-lui que c'est chaud.' C'est là que j'ai compris qu'il y avait un problème, j'ai eu peur."
Le lendemain matin, Frédéric appelle Audrey Mondjehi pour en savoir plus. "Je ne peux pas parler de ça au téléphone. Tu ne me connais pas, ok?", lui dit le rappeur strasbourgeois. De son côté, Stéphane Bodein ne fait le lien qu'à midi entre la visite des deux hommes six jours plus tôt et l'attentat. "J'ai tilté quand mon fils a reconnu Chérif Chekatt à la télévision. Là, j'ai compris qu'Albert était en lien avec l'arme. J'ai appelé Audrey en début d'après-midi. Albert était là."
Le pote que tu as ramené chez moi l'autre jour, il a fait le con hier ?
Stéphane Bodeinà Audrey Mondjehi, le lendemain de l'attentat
Cet appel est diffusé à l'audience, Mondjehi étant sur écoute depuis le 12 au matin. "Le pote que tu as ramené chez moi l'autre jour, il a fait le con hier ? Parce que le vieux, il se chie dessus à mort là", demande Stéphane. Audrey lui répond qu'il ne peut pas parler au téléphone et qu'il arrivait à Sélestat.
De retour chez les Bodein à 14h30, Audrey Mondjehi retrouve les deux frères et Albert. Autour de la table de la cuisine de Stéphane, les quatre hommes discutent de ce qu'il s'est passé la veille. "Albert a proposé une version qu'on devait donner à la police. Il avait peur qu'on retrouve ses empreintes sur l'arme. On devait tous dire que c'est Chekatt qui était venu avec une arme. Alors que c'est faux. Mais par respect pour Albert, on n'a rien dit. C'est un ancien. J'ai dit à tout le monde d'aller à la police."
Les regrets de Frédéric Bodein
"Pourquoi vous ne vous êtes pas rendu alors ?", interroge la présidente. "En Alsace, un Bodein qui va à la police, c'est tout de suite la détention. J'ai attendu qu'ils viennent chercher Albert, je ne pensais pas être interpellé. J'ai juste engueulé Audrey pour avoir ramené Chekatt chez nous le 5."
Son petit frère Frédéric fait part de ses regrets d'avoir donné le numéro d'Albert à Mondjehi ce jour-là. "J'aurais dû l'envoyer bouler. Voilà où on en est aujourd'hui. J'étais encore un gamin, je prenais tout à la légère. Je n'avais pas mûri dans ma tête. C'est un policier qui m'a fait la morale en garde à vue."
L'avocate générale lui rappelle que s'il n'avait pas donné ce numéro de téléphone, il n'y aurait peut-être pas eu cinq morts, onze blessés physiques et des milliers de personnes choquées ce soir-là. "Je sais bien, j'en ai conscience... Stéphane a eu l'intelligence de ne pas sortir. Mais je sortais de l'hôpital et comme il était insistant... Je ne savais pas si Albert allait donner suite. Je voulais surtout que Mondjehi parte pour que je reste tranquille."
L'interrogatoire d'Audrey Mondjehi reprendra ce 27 mars dans l'après-midi. Il devra expliquer ce qu'il a fait avec Chérif Chekatt le 5 décembre, le jour de l'attentat et jusqu'à ce qu'il se rende à la police le 13 décembre 2018.