Des soldats ukrainiens formés au sein de la brigade Anne de Kyiv, voici l'histoire de cette reine très symbolique

La 155e brigade mécanisée de l'Armée de terre ukrainienne, dite brigade Anne de Kyiv, est en partie entraînée dans un camp militaire de l'est de la France. Elle est nommée ainsi en l'honneur d'une princesse née dans ce qui est devenu l'Ukraine, transformée par un mariage diplomatique en une reine des Francs.

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Près de 950 ans après la date (supposée) de sa mort, une princesse proto-ukrainienne (issue d'un entité étatique ayant existé avant l'Ukraine) devenue reine des Francs se retrouve mêlée à la guerre menée par la Russie en Ukraine. Et à l'effort militaire et diplomatique fourni par la France à son allié ukrainien.

Anne de Kyiv est plus connue sous l'histographie française comme Anne de Kiev. Il s'agit de la transcription à la russe; désormais la transcription à l'ukrainienne est préférée, par Libé comme par le Quai d'Orsay. 

Dans son pays natal, selon la dénomination slave, son nom patronyme est Anna Iaroslavana. Littéralement Anne, fille de Iaroslav (le Sage). Ce dernier, grand-prince de Kyiv, a marié plusieurs de ses filles à des monarques européens médiévaux. Baptiser ainsi cette brigade est symbolique, et les symboles sont importants dans le conflit qui fait rage actuellement.  

Avant l'Ukraine, ce n'est pas l'Ukraine (ni la Russie)

Nous sommes au XIe siècle. Moscou n'a pas encore été fondée; contrairement à Kyiv (un mème, petite image humoristique sur Internet, a d'ailleurs été très partagé à ce sujet sur les réseaux sociaux, voir tweet ci-dessous).

La Russie n'existe pas encore. L'Ukraine non plus. Ce qu'on trouve sur les rivages de la mer Noire est appelé Rus' de Kiev. Un vaste territoire aux nombreuses influences, dirigé par une dynastie scandinave qui se slavise au fil du temps. Les affres de l'histoire fera disparaître ce royaume. Mais son héritage sera transfusé dans le récit national et l'identité ukrainiennes comme russes, avant que la poigne des tsars, des dirigeants soviétiques, et des conquérants russes ne fasse sa sinistre oeuvre.

Un tel proto-État dont plusieurs pays peuvent se revendiquer, c'est loin d'être un cas unique. Ainsi, la France est alors d'être la France. Ce n'est qu'au XIIIe siècle qu'on parlera du roi de France, et plus de celui des Francs (occidentaux, car il y en a d'autres). Et avant la France, il y avait aussi une entité politique commune à l'histoire française, belge, allemande, italienne, espagnole : l'Empire carolingien, une vaste extension... du royaume franc.

Plus tard, dans l'Europe occidentale du XIXe siècle, cette ancienne unité territoriale a suscité des discours nationalistes dans les pays concernés. Ceci pour savoir quelle nation était la plus légitime à revendiquer l'héritage impérial de Charlemagne ou Clovis (et justifier de grignoter le territoire de ses voisins au passage, heureusement que la France n'envahit pas l'Allemagne pour ce motif et vice-versa).   

Un symbole éminent mais méconnu

Anne de Kyiv fait figure de pont entre ces deux ensembles historiques et politiques si éloignés. Le vendredi 15 novembre 2024, son histoire méconnue a été rappelée via un fil de tweets par Actual Moyen Âge (on ne met pas de tiret). Parti d'un blog très fourni, il s'agit d'un compte Twitter (ou X) de vulgarisation sur l'histoire médiévale française et européenne (fil à lire ci-dessous).

Aux manettes de ce compte suivi par plus de 80 000 personnes, on retrouve son "copilote", qui est évidemment... un historien médiéviste. Florian Besson de son nom, il a apporté quelques détails supplémentaires auprès de France 3 Champagne-Ardenne sur cette reine de France méconnue.

Il faut dire qu'on entend plus souvent parler, pour le Grand Siècle, des emblématiques Marie-Antoinette d'Autriche (dont l'image a bien été abîmée par le roman national), Marie Leszczynska (fille de l'éphémère roi de Pologne et duc de Lorraine), Marie-Thérèse d'Autriche (qui comme son nom l'indique était espagnole) et sa belle-mère Anne d'Autriche (idem, c'était la maman de Louis XIV). Sans oublier Marie de Médicis, qui a eu sa part de légende noire.

Mais voilà que l'historien nous sermonne déjà (et il a raison de le faire). "Attention, Anne de Kyiv n'a jamais été reine de France. C'est une reine des Francs." Il reconnaît que "les figures réginales médiévales sont relativement peu connues. Blanche de Castille, la mère de Louis IX [Saint Louis; ndlr] qui a été régente pendant des années... Si on faisait un micro-trottoir, on pourrait être surpris que les gens n'arrivent à citer qu'un nom sur six ou sept siècles : c'est intéressant."

Autre reine de France (oui cette fois, plus des Francs) que Blanche de Castille, on peut peut-être aussi citer Jeanne de Bourgogne, dite la Boiteuse. Il s'agit de l'épouse de Philippe VI et de la mère de Jean II le Bon qui n'ont guère été chanceux lors de la Guerre de Cent ans. Mais ces derniers ont laissé une trace éminente dans l'histoire monétaire du royaume : France 3 Champagne-Ardenne s'était fait l'écho d'une exposition de pièces d'or médiévales rares à Saint-Remi.

Pendant une partie du conflit entre Valois et Plantagenêts, Jeanne de Bourgogne a exercé la régence du royaume de France. Accessoirement, c'est l'un des personnages majeurs de la web-série Paris 1328 du vidéaste Alterhis, adepte de l'uchronie. Il s'agit de modifier un évènement du passé et d'imaginer ses conséquences; ici la téléportation capilotractée du Paris moderne en plein Moyen Âge. 

Pas inconnue à Reims, loin de là

Mais retournons à Anne de Kyiv. "Je ne pense pas qu'elle soit particulièrement connue dans ce contexte", explique Florian Besson. Elle fait partie "des reines au XIe siècle, un siècle vraiment mal connu, avec très peu de sources. Généralement, dans le programme scolaire, on travaille sur les Carolingiens, donc on a un peu Charlemagne en tête." Par contre, bon courage pour citer le nom de son épouse... pour la bonne raison qu'il a eu une ribambelle de compagnes et de concubines. 

"Puis on saute à l'époque de la consolidation capétienne. Donc on voit un peu Philippe Auguste, Louis IX, Philippe Le Bel... Je pense que ce sont des noms que les gens connaissent un peu." Et leurs épouses ? On vous les cite pour mémoire : respectivement Isabelle de Hainaut puis Ingeburge de Danemark puis Agnès de Méranie pour le premier. Et Marguerite de Provence pour le deuxième; quant au troisième, il s'agit de Jeanne de Navarre (par ailleurs née dans l'Aube, à Bar-sur-Seine). 

Anne de Kyiv est donc méconnue, mais pas non plus inconnue. Et notamment à Reims (Marne), où fut célébré son royal mariage avec Henri Ier en 1051. À l'époque, le monarque règne sur une portion congrue de territoire limitée essentiellement à l'Île-de-France. Ce n'est qu'après que les fiefs puis les conquêtes rentreront dans le giron royal. 

La cathédrale que l'on connait aujourd'hui n'était pas encore sortie de terre : c'était une proto-cathédrale carolingienne dont l'origine est l'ancien lieu de baptême de Clovis, dont l'accès est aujourd'hui très compliqué. En 2019, un hommage à cette union a d'ailleurs eu lieu en la basilique Saint-Remi, écouter ci-dessous l'audio capté lors de la conférence qui a été donnée à l'occasion). 

Choisir le nom de cette reine des Francs pour baptiser cette brigade de 2 000 hommes entraînée dans l'est de la France, "c'est un choix assez symbolique et subtil", reprend Florian Besson. "C'est une figure relativement peu connue, mais une figure incarnant un premier contact diplomatique entre ce qui va devenir quelques siècles plus tard la France, et ce qui va devenir quelques siècles plus tard l'Ukraine." Il insiste bien là-dessus, n'en déplaise aux partisans du roman national, fort adeptes de nos ancêtres les Gaulois et autres Clovis premier roi de France : l'histoire est bien plus compliquée que ça.

"Le fait d'avoir pris une figure féminine n'est sans doute pas non plus un hasard. Casser un certain nombre de clichés, c'est assez présent actuellement dans les usages."

Quand Anne de Kiev devient Anne de Kyiv

Autre symbole, l'historien salue aussi l'emploi de la graphie ukrainienne plutôt que russe (Kyiv que Kiev). Car le nouvel usage né de la guerre en Ukraine n'est pas toujours suivi. Et sur la version francophone de Wikipédia, Anne de Kyiv est toujours Anne de Kiev, malgré quelques tentatives ponctuelles de renommage et une palanquée de débats sur la page de discussion de la capitale Kyiv (ou Kiev pour l'usage français). 

"J'ai vu que c'était inégalement repris", évoque Florian Besson. "Pas mal d'articles de journaux ont parlé d'Anne de Kiev. J'ai l'impression qu'on a un peu un contresens, et qu'on passe à côté de ce qu'ils ont voulu faire : c'est dommage." Même s'il reconnaît que c'est ainsi qu'elle est identifiée pour un grand nombre de sources en français. 

Là-bas, en Ukraine, Anne de Kiev reste une figure populaire bien que son histoire eut été longuement étouffée sous l'ère soviétique : on n'avait pas éhontément massacré les enfants de la famille impériale pour ensuite rappeler le souvenir des princes d'autrefois... Quant à l'ours russe, comme tout ce qui touche à l'Ukraine, il a tenté de russifier cette figure nationale (proto-)ukrainienne, y compris sur Wikipédia (à défaut de la détruire comme tant d'autres éléments culturels ukrainiens).

Choisir "une princesse qui n'est pas ukrainienne, car ce serait un anachronisme, mais proto-ukrainienne, autant que proto-russe, c'est habile. Les deux entités ne se confondent pas, ni linguistiquement, ni culturellement, ni politiquement. Choisir le terme ukrainien, c'est opposer une forme de résistance."

Le but [de la propagande autour de Poutine] est de montrer que toutes ces régions ont toujours été russes, ce qui légitime les entreprises de conquête.

Florian Besson, historien médiéviste

"On prend un contrepied assez subtil avec le discours de tout l'appareil de propagande autour de Poutine, qui passe notamment par une appropriation de l'histoire ukrainienne. On a beaucoup de russification de toutes les histoires slaves, non-russes. Le but est de montrer que toutes ces régions ont toujours été russes, ce qui légitime les entreprises de conquête. Ces dispositifs de propagande sont très efficaces et ont utilisés à toutes les époques."

Depuis l'indépendance ukrainienne, Anne de Kyiv fait l'objet d'une petite célébrité. Elle a été au centre d'émissions de monnaies commémoratives et de timbres. Une mosaïque de la reine, avec d'autres figures de l'histoire proto-ukrainienne, apparaît dans une station du métro de Kyiv. 

Plus encore, c'est son père, le fameux Iarosalv le Sage, qui est particulièrement connu. On surnomme souvent la reine Victoria comme la grand-mère de l'Europe : la Première Guerre mondiale constitua en quelque sorte un conflit familial inédit entre les cousins britannique, allemand, et russe (interprétée ainsi et parodiée dans la superproduction The Kings' Man). Et de nos jours, la moitié des têtes couronnées européennes sont toujours les héritiers directs de le célèbre reine britannique. 

Mais dès le Moyen Âge, le grand-prince de Kyiv aurait pu prétendre au titre de grand-père de l'Europe avant l'heure. Il maria son fils à l'héritière du trône byzantin, et ses filles aux rois polonais, hongrois, danois... et franc, on l'a dit. Par-dessus le marché, le souverain de la Rus' de Kyiv était marié à la fille du roi de Suède (la mère d'Anne de Kyiv, donc).

Un prénom typiquement français... est en fait grec

Devenue reine, difficile de savoir quelle langue parle Anne. "Peu importe la langue qu'elle parlait à l'origine, elle a dû apprendre rapidement la langue de la cour où elle est arrivée... comme tous les princes et les princesses qui devaient se marier à des milliers de kilomètres de chez eux. Les nobles médiévaux sont très souvent bilingues, voire polyglottes. Pour elle, apprendre une langue de plus n'a pas dû être bien difficile. J'imagine qu'elle devait être accompagnée par une poignée de clercs, qui devaient jouer le rôle de traducteurs, en passant par le latin au début." 

Mais elle laisse une trace patrimoniale en Picardie et apporte en cadeau... le prénom Philippe, qu'on aurait pu penser typiquement français. "Elle introduit ce nouveau prénom dans la famille capétienne. Jusqu'ici, il y avait des prénoms d'origine très germanique : Robert, Henri... Elle donne le prénom Philippe à son premier-né. Un prénom royal promis à une longue histoire..." Philippe est un prénom d'origine grecque, littéralement "celui qui aime les chevaux". Un héritage byzantin, la Rus' de Kiev étant proche d'Empire romain d'Orient (dit Empire byzantin). 

Malheureusement, "il y a très peu de sources" quant à la fin de son règne. On ne sait même pas où se trouve son tombeau précisément, même si elle existe probablement quelque part, oubliée des chroniques de l'époque. "On ne connaît pas sa date de naissance, on a une grosse fourchette pour la date de sa mort. Ça laisse de grosses zones d'ombre pendant lesquelles on ne sait pas ce qu'elle est devenue." (voir l'abbaye qu'elle a fondée sur la carte ci-dessous)

Les documents "sont rares, pas toujours bien conservés; et la plupart des sources, tenues principalement par les ecclésiastiques, s'intéressent plutôt aux figures masculines. Au Moyen Âge, les figures féminines sont assez effacées, ou mentionnées en passant. C'est déjà bien qu'on ait le nom d'Anne de Kyiv : généralement, même pour des figures importantes, on parle de la fille d'untel." 

Aller plus loin

Si vous vous prenez de passion pour cette éminente reine ukraino-francque, voici des suggestions de lecture. L'historien Philippe Delorme a écrit un roman historique sur elle : Anne de Kiev, une reine de France venue d'Ukraine. Il peut d'ailleurs être emprunté au sein des médiathèques de Reims. Pour un contenu plus récent, académique et fouillé (mais en anglais), il est possible de se tourner vers ces deux références :

  1. Anne of Kiev (c.1024-c.1075) and a reassessment of maternal power in the minority kingship of Philip I of France de Emily Joan Ward, Historical Research, vol. 89, n°245, p. 435-453, en 2016
  2. Gloriosa Regina or "Alien Queen" ? : Some Reconsiderations on Anna Yaroslavna’s Queenship (r. 1050-1075) de Talia Zajac, Royal Studies Journal, vol. 3, n°1, p. 28-70, en 2016

Outre nous conter la vie d'Anne de Kyiv, Florian Besson est spécialiste des croisades. Ainsi, sa thèse d'histoire médiévale porte sur les souverains des États latins d'Orient, parmi lesquels le fameux royaume de Jérusalem. Elle a été publiée sous le titre Les Seigneurs de la Terre sainte, pratiques du pouvoir en Orient latin (1097-1230). Un demi-millier de pages à découvrir en perspective...

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