TRIBUNE. La fausse alternative : la radicalisation de l’islam ou l’islamisation de la radicalité

L'ouvrage d'Hugo Micheron "le jihadisme français" a suscité un immense intérêt médiatique mais aussi une vive critique du milieu de la recherche comme l'expriment dans cette tribune, Farhad Khosrokhavar, directeur d’études EHESS retraité et Jérôme Ferret, maître de conférences en sociologie.

Toulouse est-elle "la machine de prédication ou la fabrication sociale du jihadisme" ? C'est en tout cas la version défendue par l'enseignant-chercheur Hugo Micheron dans son ouvrage "le jihadisme français". Une thèse particulièrement relayée par de nombreux médias mais aussi vivement critiquée au sein même du milieu de la recherche. Dans cette tribune intitulée " La fausse alternative : la radicalisation de l’islam ou l’islamisation de la radicalité", Farhad Khosrokhavar, directeur d’études EHESS retraité et Jérôme Ferret, maître de conférences en sociologie à Toulouse critiquent la méthodologie d'Hugo Micheron mais aussi son approche où le "tout religieux" prime sur un phénomène d'une "profonde complexité". Une approche que les deux chercheurs, qui ont déjà largement exposé leur propre lecture de la radicalisation dans le rapport du panel international sur la sortie de la violence (Fondation Maison des sciences de l homme/ Ipev/ Carnegie), estiment stigmatisante pour des quartiers de Toulouse, comme le Mirail, la Reynerie et les Izards, et leurs populations.


"Deux ouvrages ont récemment prétendu triomphalement avoir démontré la victoire de la thèse de Gilles Kepel sur celle d’Olivier Roy et des autres chercheurs qu’ils mettent sous sa coupe, à savoir, la radicalisation de l’islam (Gilles Kepel) sur l’islamisation de la radicalité (Olivier Roy). Dans cette campagne de presse rondement menée, Roy est autant salué comme « adversaire » que comme « victime » des conclusions auto-évaluées des auteurs (il n’a joué aucun rôle dans ce dernier épisode, au contraire de Kepel).

Longtemps avant la parution de ces deux livres « phares » qualifiés de travail herculéen par leurs auteurs (Bernard Rougier et Hugo Micheron), une campagne de presse magistralement orchestrée a été menée avec l’assentiment complice de certains journalistes qui ont sans doute flairé un juteux branle-bas médiatique et ont donc promu ces deux ouvrages qui sont devenus, dans le domaine de l’islam radical, des références médiatiques en raison de leur succès dans les ventes. De même, les auteurs, promus grands chercheurs soit en herbe (Micheron) soit en acte (Rougier qui a publié l’ouvrage sous sa direction) se trouvent dotés désormais d’une légitimité médiatique élargie.

Le primat du « tout religieux »

Cette attitude a été précédée de tentatives consistant à discréditer tous ceux qui remettent en cause leur construction d’une hégémonie idéologique sur le champ d’études de l’islam radical. Une longue liste de chercheurs que Kepel et Rougier ont dénoncé à la vindicte populaire peut être dressée : Olivier Roy (Rougier a intitulé un article « le Roi est nu »), Farhad Khosrokhavar qui se voit qualifier de « dénégationniste », Jean-Pierre Filiu , François Burgat, Raphaël Liogier (il ne serait pas un chercheur digne de ce nom parce qu’il ne connaîtrait pas l’arabe – mais en France dans les banlieues, peu de jeunes maîtrisent la langue du Coran), Bernard Godard (il serait un suppôt des Frères musulmans à leurs yeux au dire de celui-ci)… La liste est longue et à chaque fois, des arguments ad hominem visent à discréditer la personne (Jean-Pierre Filiu serait un faiseur des dessins animés alors qu’il a une créativité multiple) parce qu’elle contesterait la thèse du primat absolu du religieux dans l’islamisme radical violent.

Nous sommes face à une conception du religieux qui dénature sa profonde complexité. La thèse d’une radicalisation de l’islam est en fait celle du primat du « tout religieux » sur le reste des déterminants sociaux.

Mais peut-on légitimement nier que dans l’islamisme radical il y ait un problème social (la plupart des salafistes sont des exclus ou des précaires), urbain (une grande partie en France provient des banlieues ou des quartiers difficiles), des déstructurations familiales (de nombreux djihadistes ont souffert de cela comme Mohamed Merah, les frères Kouachi, Mehdi Nemmouche, Chérif Chekatt… ), des problèmes d’anomie (c’est notamment le cas des convertis et des jeunes djihadistes des classes moyennes) ?

Une image faussement transparente d’une réalité

En réduisant un problème complexe à un simple primat du religieux, la thèse du « tout religieux » défendu par Kepel et Rougier fait violence au social et présente ainsi une image faussement transparente d’une réalité où le religieux entre en symbiose avec d’autres déterminants. Si la lecture qui réduit le religieux à n’être que le reflet des conditions sociales est réductrice, celle qui occulte les dimensions sociales du religieux (en l’occurrence, le salafisme, le djihadisme) est tout aussi fortement simplificatrice. Il est vrai que Hugo Micheron tente quelquefois de s’émanciper du joug trop pesant de son maître Kepel qui a préfacé son livre, mais il ne peut le faire que fort timidement, la thèse de la radicalisation de l’islam pesant lourdement sur l’ensemble de son livre.

Gilles Kepel a soutenu des points de vue qui ont été en rupture avec celui de nombre de chercheurs qui ont travaillé dans ce domaine, construisant une vision idéologique pour confirmer expéditivement et fragilement ses thèses. Il en est ainsi de sa conception des mouvements de 2005 (les émeutes dans les banlieues) que la quasi-totalité des sociologues a qualifiée de non-religieux. Il « prouve » le caractère crypto-religieux du mouvement à partir de l’exemple d’une  mosquée atteinte par un projectile.

Le mouvement serait parti de là, Kepel suggérant au passage l’acuité exceptionnelle de ce regard de génie qui déniche ce que les autres n’ont pu percevoir. Ce mouvement aurait ainsi été inspiré par les islamistes et sa thèse du « tout religieux » s’en trouve confirmée à ses yeux. De même, son affirmation gratuite de ce que, dans les prisons, la thèse d’Abu Mus’ab al Suri aurait été adoptée par les islamistes radicaux relève d’une fiction sociologique. A force de le répéter à la radio et à la télé, quelques détenus qui ont la télé dans leur cellule ont évidemment saisi la balle au bond et s’y sont référés par la suite.

Il en est de même de la thèse au sujet de la prééminence de Coulibaly vis-à-vis de frères Kouachi que Kepel a cru pouvoir « prouver » en faisant référence aux propos de ce dernier, sans la moindre preuve indépendante de cette assertion.

De même, la thèse selon laquelle il existerait une carte de l’islam radical qui recouperait celle des salafistes et des Frères musulmans est peut-être confirmée dans de rares cas, mais infirmée dans beaucoup d’autres : le cas de Marseille où il n’y a pas eu de djihadisme notable malgré les Quartiers nords qui est l’une des plus grandes concentrations de cités en France ainsi que bien d’autres quartiers marginalisés habités par des salafistes piétistes sans qu’on relève du djihadisme contredisent cette thèse simpliste. On peut même affirmer que dans plusieurs cas, la présence du salafisme piétiste et sa conception sectaire ont dressé une barrière au terrorisme djihadiste tout en désocialisant les jeunes.

Stigmatisation de quartiers et de leurs populations

Tout cela confirme, par contre, aux yeux du groupe képélien la vision d’un islam radical dont le contenu religieux hégémonique serait au fondement du terrorisme et du sectarisme dans la société française. Le social, dans cet acte d’accusation jouerait un rôle de comparse (Micheron conteste quelquefois timidement cette thèse sans oser aller au bout de son argument). Parler des dimensions sociales et économiques de ce phénomène, tenter de le relier à une sociologie urbaine longuement travaillée en France (celle des banlieues mais aussi des quartiers de classe moyenne), relever pour ainsi dire le côté « islam des exclus » de l’islamisme radical mais aussi la dimension, certes minoritaire de l’islam des petites classes moyennes, noter la crise de la famille dans de nombreux cas, tout cela relèverait de l’hérésie aux yeux du trio képélien.

La solution consisterait à reconquérir les territoires perdus sans se poser la question des conditions sociales de l’émergence de ces phénomènes qu’il faudrait prendre en considération pour mener une lutte efficace et non pas uniquement rhétorique et propitiatoire à ce sujet.

Qualifier ces territoires comme « conquis » par cette idéologie (Rougier) ou devenus des « machines à produire de la prédication » (Micheron étudiant Toulouse et sa région) nie la complexité de l’histoire des relations sociales intra muros de ces lieux et des différentes luttes internes, stigmatisant ces quartiers  et les réduisant, ainsi que toutes les populations qui y vivent, à un no man’s land religieux.


Les Képéliens procèdent en amalgamant le wahhabisme, le salafisme, le Tabliq, les Frères musulmans et les « djihadistes. On attribue une dimension « hégémonique » à ce phénomène comme l’a fait Rougier et le tour est joué. Alors que le champ du salafisme est traité par de nombreux chercheurs (qui ne sont pas cités sérieusement), on le minore et on affirme superbement que l’ouvrage édité par ce dernier prouve la pertinence de « la radicalisation de l’islam » et de la non-pertinence de « l’islamisation de la radicalité ».

Une mythologie du terrorisme au nom de l'Islam

Par ailleurs, cette absurde réduction du champ des recherches à une dichotomie simplificatrice rend impossible le dialogue entre les chercheurs. Ils sont sommés de choisir leur camp : ou bien du côté de Kepel (radicalisation de l’islam), ou bien du côté de Roy (islamisation de la radicalité). Or de nombreux chercheurs sont en désaccord avec cette dichotomie manichéenne.

Pour eux, il est faux d’affirmer que l’une des hypothèses est valide à l’exclusion de l’autre. L’adepte du djihadisme peut commencer par « l’islamisation de la radicalité » (la haine de la société) tout en finissant par « la radicalisation de l’islam » (on se trouve dans une communauté imaginaire qui donne sens à un vivre-ensemble mortifère), les deux éléments étant très souvent liés. Il faut montrer leur articulation, le fait qu’elles se chevauchent souvent.

Nous sommes par ailleurs en désaccord avec Olivier Roy au sujet du nihilisme des djihadistes et pensons que c’est un « pléthorisme », un religieux monolithique dans l’imaginaire de ces individus qui les pousse, au nom d’une « néo-Umma » imaginaire, à commettre les pires actes à partir d’une conception léthifère de l’islam (elle n’est pas partagée par l’immense majorité des musulmans).

De même, nous ne pensons pas, à la différence de Roy, que le salafisme piétiste serait purement individuel. On commence quelquefois individuellement par être salafiste, mais ensuite l’attrait du groupe et la pression des membres change la donne : on commence par la « l’islamisation de l’individualité » et on finit par « la sectarisation de l’islam » qui façonne la vie de l’individu pris dans les rets d’un groupe concret (le groupe salafiste) mais aussi fasciné par une Umma imaginaire (la néo-Umma).


Le champ d’étude de l’islamisme radical s’appauvrit si on le réduit à une absurde opposition entre ces deux chercheurs et leurs thèses, quelques originaux soient-ils. Mais on peut être en désaccord avec eux tout en les respectant, en ouvrant un champ de dialogue conflictuel et en faisant preuve de tolérance. Kepel et Rougier refusent cette option et pensent qu’il faut livrer à la vindicte populaire ceux qui pensent autrement qu’eux en les intimidant, voire en les insultant, à la différence de Roy.

Les thèses mono-causales des Képéliens vont à rebours des héritages des sciences sociales en présentant une image faussement transparente d’une réalité qui est complexe. En la simplifiant à outrance, les solutions qu’ils apportent vont dans le sens de la mythologie plutôt que d’une réflexion approfondie et efficace sur le terrorisme au nom d’Islam."
 
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