Chercheuse à l'université de Montpellier, Emmanuelle Reungoat a étudié les mouvements sociaux, celui des Gilets jaunes en particulier. Sans vouloir se livrer à de quelconques prédictions, elle analyse à chaud la mobilisation des agriculteurs français, son socle syndical, ses perspectives d'avenir et son traitement politico-médiatique.
Le mécontentement des agriculteurs n'est pas nouveau, leur mobilisation non plus. Cela fait en effet plusieurs semaines que les panneaux de différentes communes de France se réveillent à l'envers, dans le cadre de l'opération "On marche sur la tête".
Le soulèvement a néanmoins pris une autre dimension, ces derniers jours. Des axes routiers ont été bloqués dans tout le pays et les préfets sont à présent envoyés auprès des exploitants pour désamorcer la crise. En quelques semaines, le coup de com' des panneaux retournés s'est transformé en un mouvement social d'ampleur.
Emmanuelle Reungoat est maîtresse de conférence en sciences politiques à l'université de Montpellier. Elle répond aux questions de France 3 Occitanie, à chaud, sur les particularités de la mobilisation agricole.
Vous êtes experte des mouvements sociaux. Quelles sont les caractéristiques de celui qui anime la profession agricole depuis plusieurs jours, voire plusieurs semaines ?
C'est une mobilisation qui intervient dans un contexte et un calendrier politique particuliers, avec l'approche des élections européennes au printemps, mais aussi des élections professionnelles au sein même des syndicats agricoles l'année prochaine. Au-delà des revendications, il y a donc des enjeux de pouvoir internes. Les différentes organisations se donnent à voir et s'affirment comme les représentantes de la profession. À noter que la Confédération paysanne n'a pas rejoint le mouvement, notamment du fait de sa position plus progressiste en matière d'écologie.
Le blocage des routes, la désobéissance civile, le soupir de ceux qui ne vivent plus décemment de leur travail... Certaines caractéristiques du mouvement rappellent celui des Gilets jaunes, que vous avez étudié. Peut-on parler de similarités ?
Les deux sont différents sur des points essentiels. Les Gilets jaunes ont la particularité de ne s'être appuyés sur aucune organisation syndicale. C'est un mouvement spontané qui a réuni des personnes aux niveaux de revenus, aux âges et aux métiers très divers. De la taxe sur l'essence à la remise en cause des inégalités et puis du système institutionnel, leurs revendications se sont construites au fil de la lutte. Avec les agriculteurs, on est dans le cas d'un mouvement clairement professionnel, porté par des syndicats structurés, avec une tradition de contestation et des revendications circonscrites à la profession.
Peu de chance que le mouvement emporte avec lui d'autres professions, donc ?
Je me hasarde rarement à des prédictions car les mouvements sociaux sont par définition imprévisibles. Mais concernant cette mobilisation agricole, l'enjeu aurait plutôt pu être d'assister à une coordination du mouvement entre les organisations agricoles de différents pays européens, car une grande partie des revendications s'adressent directement à Bruxelles. Mais c'est peu probable. On n'a jusqu'ici jamais observé de mouvement social à échelle européenne.
Ces derniers jours, les manifestations ont parfois occasionné des violences, pour le moins du désordre social. Pour autant, le Préfet de l'Hérault a répété son "soutien" et son "amour" pour les agriculteurs ce matin. De tels mots auraient-ils pu être adressés aux Gilets jaunes, aux manifestants contre la retraite à 64 ans ou aux Soulèvements de la terre ?
Effectivement, on constate qu'au moment où éclate le mouvement de protestation agricole, les sphères politiques et médiatiques n'effectuent pas le travail d'illégitimation observé contre certaines mobilisations passées, comme celles toutes celles que vous mentionnez. Il n'y a ni la même opposition politique, ni le même mépris social apparent à l'encontre des agriculteurs. Mais un discours davantage tourné vers l'apaisement, voire la compréhension.