Dernière rentrée à la Cité du cinéma, en Seine-Saint-Denis pour la prestigieuse École nationale supérieure Louis-Lumière ? Son éviction "imposée" pour laisser place au restaurant des athlètes des Jeux olympiques cristallise des tensions qui ne datent pas d’hier.
“En péril”, “École Louis-Lumière en lutte” ou encore “Déménagement passé en 49.3”. En mars dernier, banderoles et pancartes trônaient encore sur la façade de la cour de cette grande école de cinéma, de photographie et de son implantée au cœur de la Cité du cinéma, à Saint-Denis.
En cause, une “éviction forcée” du prestigieux établissement public de la Cité du cinéma pour laisser la place aux athlètes des Jeux olympiques. Si étudiants et enseignants ont obtenu en mai dernier la garantie “encore floue” du retour à la Cité du cinéma après les Jeux, “tiraillements” et tensions demeurent avec la direction sur ce déménagement.
L’été prochain, une dizaine de restaurants s’installeront sous la nef de la Cité du cinéma – vidée de ses occupants – qui sera le lieu de restauration des athlètes, au cœur du Village olympique. Or, le déménagement de l’école nationale supérieure Louis-Lumière, locataire, ne cesse d'exacerber des tensions "qui ne datent pas d'hier".
→ À lire : JO de Paris 2024 : que vont manger les 12 500 athlètes ?
Un déménagement provisoire, puis définitif…
“Nous reviendrons à la Cité du cinéma fin 2024 dans notre bâtiment, qui aura été rénové et rééquipé en notre absence”, par ces mots adressés en octobre 2022 à la principale association des chefs opérateurs français, l’AFC, le directeur de l’établissement Vincent Lowy tente de rassurer des professionnels inquiets.
Mais lors des fêtes de fin d’année qui suivent, étudiants et enseignants déchantent lorsque le couperet tombe. “La direction nous a annoncés (...) que l’école ne reviendra pas à la Cité du Cinéma après la tenue des Jeux olympiques”, se scandalisent en janvier dernier les étudiants membres de la section UNEF de l’ENS Louis-Lumière dans un communiqué apprenant que le déménagement sur plusieurs sites pendant quelques mois durera finalement neuf ans.
"Quand vous êtes en négociation, vous utilisez tous les moyens à votre disposition. Je devais prévoir toutes les hypothèses"
Vincent LowyDirecteur de l'ENS Louis-Lumière
“Quand vous êtes en négociation, vous utilisez tous les moyens à votre disposition. Je devais prévoir toutes les hypothèses, se défend aujourd’hui Vincent Lowy. Ce plan de relocalisation définitif à court terme était apparu inapproprié pour les enseignants et les étudiants et ils l’ont manifesté. Mais c’était l’un des éléments qui nous permettait de peser dans les négociations avec notre bailleur, la Caisse des dépôts.”
Dès lors, un bras de fer s’engage entre enseignants et étudiants inquiets et une direction qui assure chercher des solutions. “NON au démantèlement de l’École nationale supérieure Louis-Lumière !”, titre une pétition lancée subitement en février dernier. Les chefs opérateurs français manifestent, quant à eux, leur “préoccupation” concernant l’avenir de l’école.
En mars, une tribune de personnalités vient couronner le tout : “l’École nationale supérieure Louis-Lumière en danger”. Publiée dans Libération, le réalisateur Yann Arthus-Bertrand ou encore le député insoumis de la circonscription Eric Coquerel font partie des signataires.
…avant d’être à nouveau provisoire
Victoire “incontestable” trois mois plus tard : le déménagement annoncé comme définitif dans les anciens locaux “vétustes et inadaptés” de l’école de cinéma privée EICAR est abandonné et le retour à la Cité du cinéma après les Jeux, confirmé. "Ne nous mettez pas à l'EICAR", était inscrit sur une pancarte dans la cour.
Quant à la direction de l'école, celle-ci se félicite de l'issue des négociations "assez âpres" avec la Caisse des dépôts et consignations – propriétaire des lieux – qui lui ont permis "de renoncer" à ce déménagement définitif. "Le loyer prenait une part déraisonnable de notre budget."
Vincent Lowy garantit que le loyer est une "problématique partiellement réglée", alors renégocié à hauteur de 2 millions d'euros par an pour le prochain bail qui devrait débuter en 2025. "Il s’agit de l’un des aspects sur lesquels j’étais attendu au niveau de notre tutelle", confie-t-il. Le loyer s'élevait jusqu'ici à 3,5 millions d'euros par an sur l'actuel bail négocié en 2012.
"Le loyer prenait une part déraisonnable de notre budget. (...) C'est une problématique partiellement réglée"
Vincent LowyDirecteur de l'ENS Louis-Lumière
"La configuration des lieux inadaptée avec une surface insuffisante et un éclatement de l'école sur plusieurs sites", indique l'intersyndicale de l’ENS Louis-Lumière. “La mobilisation porte ses fruits”, se réjouit-elle. Mais on l’aurait presque oublié, le déménagement – désormais provisoire – durant un an lors des Jeux reste évidemment d’actualité.
→ JO de Paris 2024 : EuropaCorp exige une indemnité après son éviction de la Cité du cinéma
"Nous ne connaissons que la cartographie des implantations et encore, nous n'avons toujours pas pu visiter les locaux dédiés à l'école"
L'intersyndicale ENS Louis-Lumièreauprès de France 3 Paris Île-de-France
Pour les enseignants, reste maintenant à en connaître les modalités, à seulement trois mois des premiers cartons. “Nous ne connaissons que la cartographie des implantations et encore, nous n'avons toujours pas pu visiter les locaux dédiés à l'école aux Studios de la Montjoie ainsi que la Boîte [dans le 19e arrondissement de Paris, ndlr]”, se lassent les membres de l’intersyndicale. "Nous espérons que le déménagement se déroulera avec le moins d’accrocs possible, mais nous n’avons aucune garantie", confie un membre étudiant de l'UNEF ENS Louis-Lumière.
"Le principal enjeu est qu’aucun étudiant et aucun enseignant ne soient lésés dans son accès au matériel (...) et que tous les différents besoins soient remplis malgré cette période assez inhabituelle", garantit le directeur de l'école qui confirme que l'établissement sera réparti sur trois différents sites à Saint-Denis, sur le Campus Condorcet, et à Paris de janvier à décembre 2024. "Nous nous étonnons de l'obligation de partir pendant une année entière, alors que les Jeux se terminent en septembre 2024", rétorque l'intersyndicale.
"Le principal enjeu est qu’aucun étudiant et aucun enseignant ne soient lésés dans son accès au matériel"
Vincent LowyDirecteur de l'ENS Louis-Lumière
Quant à l'atmosphère dans l'établissement, Vincent Lowy certifie qu'elle "s'est incontestablement améliorée", arguant que cela "fait partie de la vie d’une école". "Je pense que chacun a été rassuré du retour à la Cité du Cinéma après les Jeux olympiques", confirme-t-il.
Malgré tout, les enseignants ne témoignent plus qu'à travers l'intersyndicale pour se protéger, sous couvert d'anonymat. "Il y a une volonté de dramatiser pour faire valoir aussi d’autres causes. Après, il est normal que les gens expriment leur mécontentement, où je m’efforce d’expliquer et d’apporter des solutions aux problèmes", s'exaspère Vincent Lowy.
"Le lien est rompu entre la direction et les étudiants, c'est certain. Mais cela ne date pas d'hier", tonne ce même étudiant membre de la section UNEF de l'école. Aux yeux du directeur, il n'y a pas de syndicalisme étudiant au sein de son établissement. "Il y a un vrai mépris de la parole des étudiants et de leurs inquiétudes", ajoute l'étudiant.
"Le lien est rompu entre la direction et les étudiants, c'est certain. Mais cela ne date pas d'hier"
Un étudiantauprès de France 3 Paris Île-de-France
Une école déménagée maintes fois, malgré elle
"La réquisition de la Cité du cinéma pour la restauration des athlètes est connue depuis l'annonce des JO, en 2017, voici 6 ans, rappelle l'intersyndicale. Depuis nous n'avons eu de cesse de nous enquérir des dispositions qui seront prises pour l'école."
"L'expérience du précédent déménagement a démontré l'importance d'anticiper, tant sur le plan humain que financier"
L'intersyndicale ENS Louis-Lumièreauprès de France 3 Paris Île-de-France
Or, les enseignants se souviennent du précédent grand déménagement depuis son ancien site de Noisy-le-Grand à la Cité du cinéma à Saint-Denis. "Cette expérience a démontré l'importance d'anticiper, tant sur le plan humain que financier, indique-t-elle. Il s'agissait d'un bâtiment dont l'État était propriétaire et qui est toujours laissé à l'abandon soit dit en passant."
À l'origine de son déménagement dans ce gigantesque complexe du septième art, un partenariat public-privé entre le réalisateur Luc Besson et la Caisse des dépôts, mettant l'école "au cœur d’enjeux fonciers", rappelait les signataires de la tribune dans Libération.
En mai 2017, le montage financier de la Cité du cinéma passe dans le viseur de la justice. Elle met en cause des "défaillances" et un financement pensé, selon le procureur, au détriment de l'ENS Louis-Lumière, accueillie pour un loyer trop élevé. Justement, celui-ci est plus que pointé de doigt, il est au cœur de l'exacerbation des crispations.
→ À lire : Cité du cinéma : de faibles amendes pour trois hauts fonctionnaires
Le mois suivant, l'ancienne directrice de l'ENS Louis-Lumière Francine Levy est alors condamnée à une amende de 150 euros pour avoir manqué de rigueur. "Je pense que ma prédécesseure a eu bien peu de poids dans les choix qui ont été faits. Tout comme moi aujourd’hui, ce sont des choses qui se règlent entre les ministères et les bailleurs. À notre niveau, nous pesons bien peu, avoue Vincent Lowy. Je peux regretter le coût du loyer, davantage en tant que contribuable que chef d’établissement. Mais cela jette un éclairage un peu cru sur la façon dont cela a été négocié à l’époque."
Soupçons de détournement de fonds publics, fermeture de l'école de Luc Besson, une atmosphère d’ores et déjà difficile régnait au sein de la Cité du cinéma. Le directeur de l'ENS Louis-Lumière n'hésite pas à lier tensions et "tiraillements" au sein de son établissement avec un voisinage "peu productif".
"Nos étudiants n’ont jamais pu mettre les pieds sur les plateaux des Studios de Paris. (...) Luc Besson avait ouvert une école privée qui utilisait beaucoup notre matériel. Ayant fait toute ma carrière dans le service public, cela me paraissait comme un mélange des genres pas très équitable et peu justifiable", se rappelle-t-il.
Une intégration à l'université Gustave-Eiffel
Aujourd'hui, s'il assure "mettre en musique" la "partition" de sa tutelle, le ministère de l'Enseignement supérieur, Vincent Lowy espère faire le nécessaire pour que les erreurs du passé ne se répètent plus. À l'horizon 2030, une nouvelle séquence s'ouvrira dans l'histoire de l'école. Un énième déménagement est projeté, cette fois-ci définitif, au sein d'un site domanial de l'État sur le campus de l'université Gustave-Eiffel à Champs-sur-Marne.
"Nous avons une feuille très claire, (...) l’université Gustave Eiffel va prendre en charge le destin de notre établissement"
Vincent LowyDirecteur de l'ENS Louis-Lumière
"Nous avons une feuille très claire, (...) l’université Gustave Eiffel va prendre en charge le destin de notre établissement", s'enthousiasme celui qui est également historien du cinéma. Pour marquer dans le marbre cette volonté, l'ENS Louis-Lumière ambitionne d'abord de s'associer à l'université Gustave-Eiffel, pour ensuite l'intégrer administrativement en 2025 "tout en conservant notre identité et notre indépendance".
Le chapitre de la location serait ainsi clos pour cette école "qui a été trop souvent victime d’un enchaînement de déménagements et de malchance", abonde Vincent Lowy, avant de conclure : "nous serons certains, contrairement à la situation actuelle à la Cité du cinéma, qu’il n’y aura pas de changement au fil des décennies".