C'est un pan de l'histoire de la Franche-Comté. À l'automne 1944, 13 500 enfants des secteurs de Belfort et Montbéliard sont envoyés dans des familles suisses par la Croix-Rouge. L'objectif : fuir les bombardements et les combats, en pleine Seconde guerre mondiale. 79 ans plus tard, France 3 Franche-Comté est partie à la rencontre de Rose, 91 ans, et Paulette, 90 ans, qui faisaient partie de ce convoi. Récits de quelques mois hors du temps.
Elles s'appellent Rose Enée et Paulette Malivernay. Toutes deux habitent la commune de Meroux-Moval, près de Belfort, et partagent beaucoup de choses. Une rue, déjà, puisque leurs maisons ne sont séparées que de quelques mètres. L'âge, ensuite. 91 ans pour Rose, née en 1932, et 90 pour Paulette, née un peu plus tard, en 1933.
Mais ce qui lie les deux nonagénaires, c'est ce qu'elles ont vécu pendant la Seconde guerre mondiale. À 12 et 11 ans, les deux fillettes d'alors ont fait partie des 13 500 enfants comtois envoyés en Suisse par la Croix-Rouge, à l'automne 1944, pour fuir les bombardements.
Recueillies par des familles helvètes, Rose et Paulette ont passé plusieurs mois dans une deuxième famille, loin des affres de la guerre. Des moments "de bonheur", suivis du "choc" et "de la culpabilité" ressentie lors de leur retour dans une France déchirée par six ans de conflit. Les deux femmes, réunies chez Rose, ont accepté de revenir pour la première fois sur ces quelques semaines "hors du temps".
Le grand départ
En octobre 1944, Rose habitait déjà à Meroux-Moval. Paulette, elle, logeait avec sa famille à Bourogne, un village voisin. Quand on leur demande de décrire leur départ, les deux femmes emploient le même adjectif : précipité. "C'est un peu flou, mais je pense que c'était un matin" se souvient Paulette. "Un monsieur a toqué à la porte de mes parents, j'ai pris quelques affaires, et je suis partie avec ma sœur".
"Je ne sais même pas si nos parents étaient prévenus" complète Rose. "Ils m'ont donné un petit sac, avec quelques habits, et c'est tout. On ne savait pas où on allait, ni pour combien de temps, mais je n'étais pas triste". "Moi non plus", renchérit Paulette. "Pas de pleurs, on vivait ça comme une aventure".
Les enfants sont ensuite rassemblés par des membres de la Croix-Rouge, qui avaient reçu l'autorisation des Allemands pour cette opération. "On était tous sur la place de l'Église, à deux pas de la maison. Puis, on est monté dans des camionnettes, avec des bancs à l'arrière, et on était parti" se remémore Rose. Un jour plus tard, elle prendra le train et arrivera à Zoug, en Suisse allemande. Paulette, elle, atterrira à Lausanne.
Le contexte
Qu'est-ce-qui a poussé ce départ précipité ? "C'était la guerre" reprend tristement Paulette. "On était fin 1944, les Américains avaient déjà débarqué. Les Alliés commençaient à reconquérir le pays, et les nazis fuyaient". Les deux femmes se souviennent de bombardements en Franche-Comté, "surtout vers Sochaux, où ça tonnait sec" précise Rose.
Dans leur retraite, les soldats allemands monopolisaient la nourriture, dans une région déjà soumise aux rationnements. C'est pour éviter des malheurs à leurs enfants que la plupart des familles acceptèrent de les confier à la Croix-Rouge. "En Suisse, il n'y avait pas de combats. Je pense que les adultes ont simplement voulu nous protéger" confie Paulette.
Une nouvelle vie loin du conflit
Arrivées en Suisse, les fillettes sont confiées à des familles helvètes. "J'étais chez les Fontana" raconte Paulette, les yeux toujours pétillants. "Ça, je m'en souviens bien. On m'a emmené dans un grand immeuble. Le père travaillait dans les abattoirs de Lausanne et s'occupait des repas dans un collège. Je me souviendrai toujours de la première fois qu'il m'a emmené manger avec lui. Quel repas ! De la purée et des côtelettes d'agneau. En France, on n'avait pas ça".
Rose elle, est recueillie par la famille Kaiser, "dans une maison grande comme un château. Il y avait une douche individuelle, des tapis partout. La première nuit, on m'a câliné et même donné du chocolat. C'était incroyable".
79 ans plus tard, les souvenirs sont toujours vifs, et les sourires reviennent à l'évocation de cette période. "Il faut nous comprendre" reprend Paulette. "Le quotidien était très dur en France. Les tickets de rationnements, l'occupation. À Bourogne, ma mère cachait les clés des placards pour ne pas être tentée par la nourriture".
C'était une bulle d'air dans des années rudes. Le premier week-end passé en Suisse, M.Fontana m'a emmené au cirque. Quel bonheur !
Paulette Malivernay
"Je n'avais jamais vu un tel luxe, une telle modernité" ajoute Rose. "Chez nous, on se lavait tous ensemble dans une cuve. Là, c'était autre chose, la vie était paisible". "On avait enfin une vie d'enfant, loin de la guerre, et je pense que ça nous faisait du bien" estime Paulette.
Des mois heureux
S'ensuivent des moments de bonheur. Les deux jeunes filles passent un Noël "fantastique, avec des cadeaux, un sapin", vont à l'école et se baladent dans la nature et retrouvent un quotidien "normal". "On avait retrouvé notre insouciance" explique Paulette. "Mais j'avais un peu le cafard en pensant à mes parents. Je m'en souviens, un jour, les journaux suisses titraient "forte résistance de l'armée allemande dans la trouée de Belfort". Depuis, j'ai fui la presse et j'avais un peu honte d'être tranquille".
Même constat chez Rose. "Le changement était si grand par rapport à chez nous. C'était une autre vie. Pourtant, on n'oubliait pas la famille. Je me disais souvent "tiens, de l'autre côte, c'est la France". Ma grande sœur m'écrivait aussi, donc je restais en lien avec mes proches".
Le choc du retour en France
Après cette parenthèse enchantée, les deux fillettes retournent chez elle, en Franche-Comté. "Le retour a été dur" avoue Rose. "La France était libérée, mais le quotidien restait difficile". "Par rapport à ce qu'on avait connu en Suisse, c'était le jour et la nuit" reprend Paulette. "On était toujours rationné, etc. Mais on était content de revoir la famille".
Pourtant, les deux femmes développent rapidement un sentiment de malaise. "La situation était bizarre" dit Rose. "Les moments en Suisse étaient merveilleux. Pendant un moment, j'ai même eu envie de repartir. Mais je culpabilisais de penser comme cela. Mes frères et sœurs étaient restés en France, avaient souffert. Et moi, j'avais profité. Moralement, c'était compliqué".
La Suisse, un lien pour la vie
La vie a ensuite repris son cours. Rose et Paulette ont grandi, se sont mariées. Sans oublier leur mois "de vacances" comme elles appellent leur séjour helvète. "Pendant l'été 1946, Norbert, le fils de la famille Kaiser, est venu me chercher à Meroux en moto" sourit Rose. "Je suis retournée quelques mois à Zoug, pour la dernière fois".
Paulette, elle, est retournée à Lausanne en 1963. "Les Fontana avaient déménagé. Je suis allé dans leur nouvelle maison avec mes enfants. Je me suis baladé autour du Lac Léman avec mon fils, comme en 1944. C'était très touchant".
Rose, elle, a continué à échanger des lettres avec les Kaiser. Tout en entretenant une relation ambivalente avec sa deuxième famille. "Jamais je n'ai voulu les recevoir à Meroux. J'avais vraiment honte. Mon quotidien était tellement différent du leur, en Suisse, dans leur grande maison". Paulette avouera avoir eu le même sentiment.
Aujourd'hui, les deux nonagénaires avouent "ne pas avoir de nouvelles" des familles Fontana et Kaiser. "La plupart sont sans doute décédés" évacue Paulette. La Suisse reste pourtant présente dans leur quotidien, par des petites habitudes.
"J'aime regarder les chaînes de TV suisses. Parfois, je reconnais des noms, c'est quelque chose de fort". "On a été tellement heureuses" conclut Paulette. "Ça restera à vie et je voudrais vraiment remercier ces familles pleines de générosité qui ont accueilli des petits Français. C'était une respiration au milieu de la guerre".
Quand j'ai eu mon premier enfant, la famille Kaiser m'a envoyé un petit cadeau. Ils sont même venus me le donner à Meroux-Moval. Je suis rentré du travail, je l'ai trouvé à l'entrée de ma maison. C'est un beau souvenir
Rose Enée
Il est toutefois important de préciser que chez certains enfants, cette fuite en Suisse a au contraire été mal vécue : "Certains garçons de mon âge n'ont pas gardé de bons souvenirs du voyage" révèle Rose. "Mon mari en faisait partie" Et pourquoi ? "On a appris que des enfants avaient pu être maltraités et utilisés pour travailler" complète Régine, la fille de Rose. "On a sans doute eu de la chance en tombant chez des gens bien" conclut Paulette.
Une reconstitution du départ en Suisse
Les témoignages sont forts, mais cet exode massif en Suisse a quelque peu été oublié en Franche-Comté, au grand dam de Philippe Mattin, président de l'association "Souvenir et Amitié". "Pourtant, c'est notre histoire, il est important de la faire connaître".
Lundi 8 mai 2023, à l'occasion de l'anniversaire de la victoire de 1945, son organisme a donc choisi de reconstituer le départ des enfants pour la Suisse, dans le village de Meroux-Moval. 80 figurants, avec véhicules et habits d'époque, rejoueront la scène, sur la place de l'Église. "On fait participer les enfants de l'école primaire. C'est important, c'est une sorte de passage de mémoire".
Rose et Paulette seront ainsi présentes, invitées par l'association. "Il y aura même une petite qui jouera mon rôle, avec une pancarte marquée "Rose Bigeard", mon nom de jeune fille". Une sorte de voyage dans le temps, forcément émouvant.