La drogue ne concerne pas que les villes, à la campagne aussi elle fait des ravages. Accros au crack, à la cocaïne, à l'héroïne ou encore aux drogues de synthèse, des consommateurs en Bourgogne ont accepté de nous raconter leur parcours et leur quotidien.
Ce reportage est extrait de notre émission "Enquêtes de régions", diffusée mercredi 31 janvier à 22h45 sur France 3 et sur france.tv
Sabrina* a les joues creusées et le teint gris. Très maigre, elle a du mal à tenir debout et une toux rauque vient ponctuer ses phrases. "C'est dur, je n'ai pas mangé depuis cinq jours. Je fais un début de pneumonie. C'est comme si je recevais des coups de couteau dans les bronches." Nous rencontrons Sabrina avec Anaëlle Batté et Alexandra Loret, travailleuses au centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues de l’Yonne (CAARUD 89). Ce jour-là, Anaëlle et Alexandra viennent pour emmener Sabrina à l'hôpital, car son état est préoccupant.
"J'ai fait une overdose, il a préféré se faire un shoot et après seulement il a appelé les pompiers"
Sur la table, il y a une bouteille d'ammoniaque et du matériel pour fumer. En plus d’autres produits stupéfiants, Sabrina a l’habitude de prendre du crack, un mélange à base de cocaïne. Elle tremble, ses mains sont gonflées. Des œdèmes causés par la grande quantité de drogue que la jeune femme consomme tous les jours. Mais ce jour-là, c’est son ex-compagnon qui l'inquiète. "Il a tout cassé, la machine à laver, le micro-ondes, la télé. Le gars a dit que s’il revenait il allait tout péter. J’ose pas sortir de chez moi donc je suis enfermée."
Je ne peux même plus voir mes enfants, je suis dans la merde.
Sabrina*, toxicomane
Sabrina est sous curatelle et perçoit une pension d'invalidité. “Je suis tombée dans la cocaïne en 2020 et j’ai perdu mon travail. Ça a été l’engrenage. On est plus au plaisir, on est à l’addiction totale.” Elle n’arrive pas à retenir ses larmes, la tête plongée dans ses mains. Anaëlle et Alexandra tentent de la rassurer : “C’est votre corps qui va vous permettre de sortir de ça.”
Héroïne, cocaïne et alcool ont isolé socialement Sabrina et l'ont éloignée de sa famille. Son ex-conjoint violent est également un gros consommateur. “Il y a quelques jours, j’ai fait une overdose. Je ne pouvais plus parler. Il m’a vue et il a préféré pomper la cuillère (ndlr : récupérer le produit avec une seringue) pour se faire un shoot et après seulement il a appelé les pompiers.”
Entourage toxique, burn-outs, autant de portes d'entrée vers la drogue
L'entourage toxique, c’est souvent le point commun de ces vies dans lesquelles la drogue ne cesse d’imposer sa loi. À bord de leur camping-car, Anaëlle et Alexandra sillonnent les routes de l’Yonne chaque semaine. Elles vont à la rencontre de toxicomanes, souvent isolés. “C’est un public plutôt précaire mais on a quand même des personnes qui sont insérées socialement et qui travaillent”, explique Anaëlle.
Etienne* a fait toute sa carrière comme photographe professionnel. Il avait pour habitude d’immortaliser le plus beau jour de la vie de ses clients. Depuis, il a connu la descente aux enfers : “J’ai fait un gros burn-out, il y a cinq ans. J’étais dans le gouffre et j’ai fait la rencontre d’un garçon qui m’a fait connaître ce produit.”
Il tient un petit sachet qui contient de la poudre blanche. Etienne consomme de la drogue de synthèse pour augmenter la libido. “Ça désinhibe énormément et ça rend très sensuel... On ne pense pas à autre chose que de faire du sexe, mais on n'est pas un zombie non plus.”
C’est quelque chose de très addictif et je suis tombé dedans comme beaucoup de gens malheureusement.
Etienne, 56 ans, addict à la drogue de synthèse
Il vit seul dans un appartement. Dans son salon, au mur, des dizaines de photos témoignent de sa passion pour l’image. Souvenirs de voyages, selfies avec son chien : autant de clichés qui agissent comme de petites fenêtres pour échapper à l’angoisse du quotidien. Car Etienne ne travaille plus.
"Vous êtes livrés en quatre jours dans votre boîte aux lettres"
“Quand on pense "injections", on pense héroïne ou cocaïne. Ça, c’est un truc sexuel beaucoup moins fort mais jamais de ma vie j’aurais pensé faire”, confesse-t-il. Lorsqu'on lui demande comment il fait pour se procurer ce type de produits stupéfiants à la campagne, la réponse est désarmante de simplicité : “Les Pays-Bas vendent ce produit sur internet et vous êtes livrés en quatre jours dans votre boîte aux lettres. En région parisienne, c’est souvent de la main à la main, avec les dealers. Là, c’est un envoi totalement sécurisé.”
Une uberisation qui permet de trouver des produits stupéfiants en zone rurale, parfois à des prix dérisoires.
Le camping-car d’Anaëlle et Alexandra s’arrête à présent dans une petite commune à 20 km d’Auxerre. “Les usagers sont contactés en amont par SMS ou on les appelle directement avant notre tournée.” Au bout de quelques instants, Emilie*, 46 ans, vient frapper à la porte du véhicule. Pipes à cracks, feuilles d’aluminium, petites paille, le CAARUD fournit du matériel stérile de consommation : “On est vraiment sur la prévention des risques. Cela permet d’éviter les infections et la transmissions de virus comme l’hépatite C ou le VIH”, précise Alexandra Loret, infirmière.
Un gramme d'héroïne, "moins cher qu'un paquet de cigarettes"
Emilie s’installe dans le petit canapé. Elle porte un bonnet sur la tête et une capuche par-dessus. Ses mains ne se détachent jamais l’une de l’autre. Elle s’accroche à la vie qui ne lui a pas fait de cadeau. “Personnellement, si je pouvais m’en passer je pense que je le ferais. Je suis tombée dedans parce que j’étais avec un compagnon qui dealait. J’ai commencé vers 24 ans”, se souvient Emilie.
Passer une nuit en manque je le conseille à personne, c’est juste horrible.
Emilie, 46 ans, toxicomane.
Depuis quelques mois, elle a commencé à se soigner. “En temps normal j’ai de la méthadone (ndlr : traitement de substitution aux opiacés). À la fin du mois, je n'en ai plus suffisamment, donc je suis obligée d'acheter de l’héroïne pour ne pas être en manque. On a froid, on a chaud, on tremble, on a des crampes de partout”, se confie Emilie.
Elle consomme de l’héroïne et de la cocaïne sous forme de crack. “Mais toujours en groupe, jamais toute seule. Parce qu’on sait jamais ce qu’il peut se passer. Ça évite les overdoses, j’en ai déjà fait deux malheureusement” précise-t-elle. Son visage s'éclaircit avec un sourire. Consciente d’être encore vivante pour nous le raconter.
Aujourd’hui, ses enfants sont grands, seul le dernier vit encore sous son toit. Elle ne travaille pas ou peu et ses maigres revenus lui suffisent pour acheter sa dose. “Le gramme d’héroïne, j’arrive à l’avoir à 10 euros, c’est moins cher qu’un paquet de cigarettes." Une drogue pas chère et accessible partout.
"Ma femme a fait une septicémie"
Nous rencontrons à présent Nicolas*, qui attend avec un café au centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) d’Auxerre. Après plusieurs années dans la rue, il s’est installé avec sa compagne près de Migennes. Tous les deux sont toxicomanes. “Ma femme a déjà une fille et au début, je ne voulais pas qu’elle nous voie nous piquer", explique cet homme de 33 ans.
Ce jour-là, il est venu seul car sa compagne est à l’hôpital. Leur dernière injection d’héroïne a mal tourné. Il soulève son pantalon pour découvrir son mollet. “J’avais injecté dans une veine. C’est devenu noir parce que ça se nécrosait. Ma femme l’a fait dans le poignet. Elle a fait une septicémie, les médecins ont dû changer la totalité de son sang. Elle aurait pu décéder.” Il finit par nous montrer la photo de son abcès prise sur son téléphone.
C’est comme une bouffée de chaleur qui est remontée de la tête. Après, ça me brûlait en descendant dans les jambes
Nicolas*, 33 ans, toxicomane
Malgré les risques, Nicolas reconnaît que la tentation est toujours présente. Il a grandi à Tonnerre, petite ville de moins de 5 000 habitants dans la campagne icaunaise. “Aujourd’hui, on trouve de l'héroïne à chaque coin de rue.” Il a plusieurs fois essayé d’arrêter, mais les dealers semblent prêts à tout pour garder le contrôle sur les consommateurs.
“Si je leur dis "non c’est bon j’arrête", ils m’en donnent gratuitement en disant "tiens c’est cadeau". Alors on y retourne.”
Nicolas*, 33 ans, toxicomane
“C’est plus par contrainte qu’on consomme. On se renferme sur soi-même. On n’ose pas demander de l’aide à quelqu’un au début”, conclut Nicolas. Le jour de notre reportage, il a une consultation prévue avec le docteur Serge Saute, du CSAPA 89. Ces parcours de vie abîmés, ce médecin addictologue y est confronté tous les jours. L'association Addictions France aide 3 000 toxicomanes de l’Yonne par an.
En zone rurale, le phénomène s’est même amplifié depuis quelques années. “Nous avons des gens qui viennent de Rogny-les-Sept-Écluses, du Tonnerrois. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la toxicomanie n’est pas une toxicomanie de ville. La toxicomanie s’est beaucoup développée à la campagne."
► L'intégralité de notre magazine "Enquête de région" consacré aux drogues en Bourgogne-Franche-Comté est à visionner sur la plateforme france.tv.