"Le Mercosur a bon dos", derrière la colère des agriculteurs, on voit se profiler les élections professionnelles

Blocage des routes, épandage de lisier… les agriculteurs sont de nouveau de sortie. En cause les accords du Mercosur, des prix trop bas ou trop de contraintes administratives. Mais beaucoup songent aussi aux élections dans les Chambres d’Agriculture qui se déroulent en janvier. Les syndicats doivent se montrer pour espérer l’emporter.

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"Analyser les raisons d’agir, les raisons de dire et les raisons de faire", c’est la mission du sociologue telle que l’envisage Ali Aït Abdelmalek, professeur des universités en Sociologie à LiRIS, université de Rennes 2) et Président du Groupe d’Etudes et de Recherches sur les Pays (GERP). 

Depuis des années,  il observe le monde rural et étudie ses coups de gueule et ses colères. "Il y a une crise, elle est réelle, explique-t-il d’emblée, mais il y a aussi des tas de choses qui se passent qui font partie de la politique syndicale et de la communication." En janvier 2025, les élections dans les Chambres d’agriculture seront un moment important. Les dernières élections datent de 2019. Les élus siègent pour six ans. Tenir une Chambre c’est un sérieux pouvoir.

En janvier prochain, pour la première fois de son histoire, la FNSEA pourrait obtenir moins de 50% des suffrages. Les manifestations de ces derniers mois servent à exprimer un mal-être, mais aussi à faire campagne dans les campagnes. Les syndicats se montrent aussi pour gagner des voix. 

Lire : "Le Mercosur, il faut l’enterrer bien profond" : la colère des agriculteurs bretons éclate à Callac avant de s’étendre

Un monde rural en profonde mutation


Le sociologue jette parfois un regard inquiet sur le monde. "Aujourd’hui, on a l‘impression que quand on ne parle pas d’une chose, elle n’existe pas. Ce que l’on dit de la réalité est souvent plus important que la réalité elle-même. "

Et il cite cette histoire qui lui est arrivée dans les années 90. Ali Aït Abdelmalek  avait accompagné un responsable syndical lors d’une grande manifestation à Paris. "Le cortège rassemblait plusieurs dizaines de milliers d'agriculteurs, c’était énorme", se souvient-il. À la fin de la journée, il questionne le leader syndical : "Je lui ai demandé : ", Alors, t’es content, il y avait du monde ? " Il m’a répondu : " Cela dépend de ce qu’on en dira au 20h !" "

Si on se base sur le nombre d’articles, d’interviews, de passages radio ou de reportages à la télé, sourit-il, le mouvement actuel de colère des agriculteurs est très important. 

Lire : "On veut une juste rémunération". Onze mois après leur mouvement,  les agriculteurs repartent au combat

L’illusion de l’unité agricole


"J’en ai parfois ras le bol qu’on parle de l’agriculture, il faudrait qu’on parle "des agricultures", s’agace un instant Ali Aït Abdelmalek. Qu’y a-t-il de commun entre un producteur de Cognac et un éleveur breton ?", questionne-t-il. 

Il constate d’ailleurs que l’agriculture se divise. "Les gens se sentent de moins en moins paysans. Ils se disent producteurs de porcs pour les uns, producteurs de lait pour les autres, ou encore producteurs de pommes, de fraises, chacun se spécialise. C’est une forme de balkanisation du secteur." 

"Mais, note le sociologue, le discours n’a pas suivi, notamment le discours syndical et l’illusion de l’unité s’est faite au bénéfice de la FNSEA."  Et de rappeler que 85 % des aides agricoles vont à 15% des agriculteurs. 

"Dans les années 70, à l’époque où l’Union Européenne s’appelait encore CEE, quand l’Europe versait 100 écus (l’ancêtre de l’euro) 75 allaient à l’agriculture. Mais ensuite, la PAC s’est dotée de deux instruments, le FEOGA ( 80% des dépenses) et le FEDER. Et il n’y a rien de moins juste que le FEOGA. Quand on décide de donner 5 centimes de plus du litre de lait, celui qui produit 100 000 litres de lait gagne 5 000 euros, celui qui en produit 1 000 000 empoche 50 000 euros ! " Résultat, "plus t’es gros, plus tu gagnes ! "

"Technobureaucratisation"

Le sociologue entend et comprend la colère de tous ceux qui sont descendus avec leurs tracteurs sur les ronds-points. Il évoque les suicides dans le monde rural. "Un mort tous les deux jours" assène-t-il. "Certains sont vraiment en difficulté". Selon les dernières données publiées par l'Insee, en 2019, 26% des agriculteurs vivaient sous le seuil de pauvreté, ce qui signifie que plus d'un agriculteur sur quatre touchait moins de 1 102 euros, le seuil de pauvreté de l'époque.


Au même moment, compare-t-il, "les revenus d’un céréalier de la Beauce sont constitués à 75% d’aides et de primes." 

Et puis aujourd’hui, relève Ali Aït Abdelmalek, il y a trop de paperasserie, trop d'administratif.  "Les agriculteurs se sentent suspectés, surveillés. Il y a eu une fois, un contrôle de l’Etat qui s’est mal passé et depuis les gens viennent armés comme des cowboys. Du coup, ils incarnent le contrôle au lieu d’incarner l’aide, le soutien. Autrefois, les techniciens allaient de fermes en fermes pour prodiguer des conseils… La société a changé ! "

FNSEA, Coordination rurale, Confédération paysanne : les forces en présence

La FNSEA (Fédération nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles) et les JA (Jeunes agriculteurs) sont largement majoritaires depuis la création du syndicat dans l’immédiat après-guerre. Forte de ses 212 000 adhérents, elle avait récolté 55 % des voix et raflé ainsi la quasi-totalité des départements lors des élections de 2019. Seuls la Vienne, la Haute-Vienne et le Lot-et-Garonne lui avaient échappé. 

La FNSEA, qui défend une agriculture intensive est souvent présentée comme marquée à droite. Elle s’est opposée à la réduction de l’usage des pesticides ou à l’interdiction du glyphosate. Arnaud Rousseau, son président actuel, est à la tête d’une exploitation céréalière de plus de 700 hectares et préside le groupe Avril spécialisé dans les agrocarburants et producteur des huiles Lesieur et Puget. 

Chambres d'agriculture, banques, coopératives, médias : comment la FNSEA organise son omniprésence dans les cercles du pouvoir


En 2019, la Coordination rurale avait, elle, remporté 21% des suffrages et dirige depuis trois chambres d’agriculture (Vienne, Haute-Vienne et Lot-et-Garonne).

Le syndicat, placé lui sur l’échiquier politique à droite, voire à l’extrême droite, est né en 1995, après la réforme de la PAC de 1992. "La FFA, (fédération française de l’agriculture) qui était composée de petits paysans, exclus des aides a été noyautée par des anciens de la FNSEA", décrit Ali Aït Abdelmalek. Des chefs d’entreprise, des gros producteurs de céréales ou de betteraves, ultra-libéraux, ont pris les rênes et modifié la ligne politique du syndicat en le renommant Coordination rurale. La société se droitise, les agriculteurs n’échappent pas à la règle", explique-t-il.

La Coordination rurale pourrait arracher de nouveaux départements à la FNSEA lors des prochaines élections. "Dans la bouche de ceux qui sont tentés d’aller voter pour eux, témoigne le sociologue, on entend le même discours que celui que tiennent tous ceux qui ont glissé un bulletin Rassemblement national dans les urnes : "On n’a pas encore essayé ! ""

Sa présidente Véronique Le Floc’h est productrice de lait à Elliant dans le Sud Finistère. Elle conteste toute proximité avec les thèses de l'extrême droite.

Le syndicat défend une certaine identité paysanne et n’a pas hésité à parler de "génocide paysan". Ces derniers mois, il est très actif, notamment dans le Sud-Ouest, et dénonce un ras-le-bol administratif en s’en prenant à l’OFB (Office français de la biodiversité) à grands coups de "Foutez-nous la paix, laissez-nous travailler ! "

Créée en 1987, la Confédération paysanne est située à gauche. "On préfère avoir des voisins que des hectares" scandaient ses premiers adhérents qui ont opté pour la défense des "petits" plutôt que des "gros." Elle défend une agriculture paysanne, respectueuse de l’environnement et s’oppose à l’utilisation massive de produits phytosanitaires.

Lors des dernières élections, elle a réuni 20% des suffrages exprimés. "Dans les années 90 et 2000, elle était la concurrente directe de la FNSEA, mais la Coordination Rurale a pris sa place de numéro 2", décrit Ali Aït Abdelmalek. 

Enfin le Modef, proche du Parti Communiste avait obtenu 1,39% des voix. 

Lire : "C’est bagnoles contre bétail". La Confédération Paysanne manifeste devant une concession automobile pour dénoncer les accords du Mercosur

Le Mercosur a le dos large

Mais ces dernières semaines, "le Mercosur a bon dos," sourit le chercheur. "C’est aussi un prétexte pour montrer ses banderoles et ses couleurs. On instrumentalise un peu ces accords de libre-échange. 

Il dénonce le côté théâtral de certaines opérations et il raconte ce jour où il accompagne des agriculteurs d’une région voisine. "Ils m’ont dit, on va faire une action sur le rond-point pour intercepter des camions. Ils ont arrêté un semi-remorque, ont balancé deux ou trois caisses de viande étrangère sur la route devant les caméras…  puis quand les caméras sont parties, ils ont remis les cartons et le camion a repris la route… C’était une action purement symbolique ! Ils avaient compris que l'enjeu c'était de marquer l’opinion ! "

Ces derniers temps, il y a des manifestations quasi quotidiennement… Contre le Mercosur ! Pour les prix ! Contre les contrôles … "Chaque syndicat veut montrer qu’il sera le meilleur défenseur de la profession." 

Mais trop de com' risque aussi de tuer la com'.

En 2019, la participation aux élections professionnelles avait été historiquement faible : moins de la moitié des chefs d’exploitation s’étaient rendus aux urnes ( 46,4 % ). Comme pour les autres scrutins l’abstention sort désormais vainqueur. 

Les élections des chambres d’agriculture se dérouleront du 15 au 31 janvier 2025. 

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